Il existe des livres que l’écriture, le ton, le thème – ou l’absence de thème – distinguent immédiatement d’un certain ronronnement romanesque. C’est le cas de Hautes coutures, de Bénédicte Heim, un livre tumultueux, tout en effets d’asymétrie, et comme porté par la fluidité irréfragable du ressac. Un livre-houle où par vagues alternées se délivre la véhémence nue d’une étonnante orchestration d’émotions et de sensations. Épousant le flux des intensités pulsionnelles, poussée par un sens ascendant, chaque vague est comme innervée d’une poésie qui tient à ce qui, chez soi comme chez l’autre, toujours échappe, nous rendant à la secrète et fascinante autonomie de nos désirs comme de nos songes et de nos rythmes.
Cette poésie qui est en relation charnelle avec l’écriture, naît ici des relations croisées, des liens et des interactions qui vont peu à peu se nouer entre quatre personnages. Il y a « l’homme », un être étrangement secret, chez qui la tristesse « était une brûlure basse », et il y a « la fille » qui l’accompagne. « Ils ne s’étaient pas rencontrés, pas trouvés, la route, entre ciel et marais, les avait pris, les avait appariés pour un office qu’ils ignoraient. » Légère, dansante, version souple et végétale de la femme – « elle était la mémoire de l’eau et des forêts » –, ladite fille ne laisse pas l’homme indifférent : « Sa peau avait un grain serré, parfait, qu’il avait envie de battre ou de lécher. » Dès lors, ils sont condamnés à arriver quelque part. Ce sera dans un hameau où, frappant à une porte au hasard, ils sont accueillis dans une grande demeure, celle d’un « pasteur » et de sa gouvernante, « la femme ». C’est ainsi qu’ils commencèrent à vivre à quatre.
Quatre personnages – L’homme, la fille, le pasteur, la femme –, quatre corps qui vont se toiser, se croiser, s’apprivoiser, aller à la découverte de ce qui les lie sur fond de vertigineuse distance. Entre « l’homme » – son silence et ses « fantômes perdus » qui errent au coin des yeux – et « la femme », à qui il trouve quelque chose de plus réel, de plus physique que chez toutes les autres, comme entre « la fille » – qui rêve de paroles « rien que pour elle » et de mains « à la taille de son espoir » – et « le pasteur » – qui avait été peintre et dont « la femme », devenue sa gouvernante, avait été son modèle –, le trouble, le désir, la jalousie et leurs imprévisibles géométries, vont prendre des tours plus ou moins convulsifs. D’entremêlements en irradiations souvent d’une envoûtante âpreté, c’est l’affirmation jubilatoire des plaisirs du corps, et l’ivresse ravageuse du désir, qui se donne alors à lire.
Ce corps-temple où brûle un mystère éternel, Bénédicte Heim le magnifie en s’attachant aux amours de « l’homme » et de « la femme ». Comme le fait la haute couture qui habille en déshabillant, exalte le corps, Bénédicte Heim dénude, densifie, dilate, adapte les mots aux chimères du sexe comme aux déclivités des douleurs secrètes. Aidée par ce sixième sens que constitue l’écriture à son plus haut, elle n’a pas sa pareille pour dire la manière dont le corps des amants colore le réel, le forme ou le déforme, ou pour exalter l’éruption panique du désir, célébrer le sexe dans sa réalité exaltée, mettre en mots l’amour des corps par les corps. L’audacieux, l’incontrôlé, les secrètes migrations du plaisir, elle en rend les émerveillements comme elle rend effervescente la prosodie « lente et puissante » de la jouissance. Qu’elle dise l’arme blanche que devient le désir à son point d’enivrement, ou la femme ouverte à « toutes les incursions, toutes les intercessions », c’est toujours en l’ordonnant autour de la matière indomptée du génie propre à la féminité.
Entre « la fille » et « le pasteur », les humeurs de l’éros le disputent aux vertus lustrales du virginal. Avec une pureté violente, l’être « de vertige et de désaiguillage dictant sa souveraineté » qu’est la fille, délivre le pasteur de sa vie « piégée ». Se jouant du possible et de l’impossible, retournant à l’âge des mensonges secrets, des fées et des princes déguisés, ils se créent « un corps de peau inusité autour d’un noyau vierge ». Une façon d’embellir, sinon de sublimer, la réalité naturelle et de viser cette forme d’absolu où les corps auraient le pouvoir de libérer du sens là où tout semblait l’interdire.
À la façon d’un cérémonial fécond de beautés nouvelles, Hautes coutures est un livre qui s’adresse au corps du lecteur, à son sens de l’instinct, à son goût d’un érotisme fait du pur éclat de ce qui est sans âge et riche de gestes auxquels donner une résonance sacrée. Un livre à vivre autant qu’à lire. Richard Blin
Hautes coutures, de Bénédicte Heim
Et le bruit de ses talons, 336 pages, 20 €
Domaine français Les corps illuminés
mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203
| par
Richard Blin
Au fil d’une cavale de mots tout en mise-à-vif des sens et luxueux feu d’artifice d’images, Bénédicte Heim célèbre le corps sensuel.
Un livre
Les corps illuminés
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°203
, mai 2019.