Dans un récit aussi (tragi) comique qu’inquiétant, le Slovaque Balla s’empare de la figure du père et la livre au bûcher du désastre familial. Monologue rétrospectif et chaotique d’un vieil homme aigri, dérive verbale d’un fils devenu père incapable de voir dans son œil la poutre dont il ne cesse pourtant de dénoncer chez les autres la présence encombrante, Au nom du père décrit sans ménagements les effets toxiques du mariage, cette « pierre angulaire » où les « fondements de la vie » sont « ritualisés, sacralisés ». Une institution qui tiendrait plutôt de l’enfermement volontaire et de l’inévitable détérioration pour qui ne sait pas en garantir la solidité avec les madriers idoines : « J’avais construit un nid familial, il est tombé en poussière ».
Son (anti) héros manque de la plus totale objectivité alors qu’il ne cesse pourtant de la revendiquer, comme s’il était le seul à considérer les faits et la vie (la sienne, celle des autres, celle du pays, celle du genre humain dans son ensemble) avec la distance indispensable. C’est bien cette focale inadéquate, déréglée, qui fait tout le sel de cette lettre du père plutôt que lettre au père dont la mauvaise foi organise les tours et détours incessants, entre rancunes tenaces et dérives fantastiques (un curieux golem vampirique, fumeux produit de vagues rites païens, apparaît pour mieux incarner les apories du couple).
Difficile de savoir si cette lettre qui semble adressée à la haine que ressent son auteur envers les autres (coupables de tout, puisque manquant de la lucidité dont il serait lui le seul possesseur ; une lucidité l’autorisant dès lors à toutes les médiocrités sans avoir à en rougir) ne le serait pas plutôt adressée à son dégoût de lui-même, reflet dans un miroir dont la précision revient comme un boomerang. Mais ce personnage, aussi sûr de ses affirmations que pusillanime, est-il seulement capable de se détester ? La langue acerbe de Balla et son talent pour l’invention saugrenue permettent – et c’est heureux – de maintenir l’ambiguïté. Il convertit son personnage, qui essaie de faire passer les vessies de ses exagérations et probables mensonges pour les lanternes d’un procès-verbal, en un père qui se plaint du mépris dans lequel le tiennent ses deux enfants, les accusant, dit-il, d’avoir fait « une croix sur lui » (mais, ajoute-t-il, « reste à savoir qui a commencé à faire une croix sur l’autre ») ; un père qui accuse sa femme d’avoir basculé dans la folie, son frère de l’avoir forcé à construire une maison impossible qu’il doit maintenant vendre, obligé, dit-il, par son fils.
Le narrateur créé par Balla est de ces êtres orgueilleux qui se targuent de s’être « toujours défendus contre l’expérience » ; « je suis immoral », ajoute-t-il, avant de demander, goguenard, « qui osera me montrer du doigt ? ». Atrabilaire comme un personnage de Thomas Bernhard, victime gombrowiczienne de la Forme, le lamentable moule de la paternité ne lui allant certainement pas comme un gant (un « rôle » qui lui est « tombé dessus trop tôt »), il se débat dans un monde irrationnel où se croisent les traces du communisme (« un psoriasis d’État », « une sorte de petite vérole socialiste généralisée » qui est aussi l’héritage de « nos pères ») et les délires mystico-symboliques (un certain arbre allemand de la sagesse pousse dans la cave labyrinthique de sa maison, dont les couloirs dessinent un soi-disant symbole caché). « Le bonheur passe avant la santé mentale », lui fait voir un douteux docteur (tout le monde est douteux dans un récit aussi torve), ce à quoi il n’y a peut-être pas grand-chose à répondre dans un univers où ni l’un ni l’autre ne semblent présents.
Guillaume Contré
Au nom du père, de Balla
Traduit du slovaque par Michel Chasteau,
Éditions do, 140 pages, 16 €
Domaine étranger De père en fils
mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203
| par
Guillaume Contré
Les relations filiales ne sont pas de tout repos. Ce que confirme ce roman slovaque en forme d’auto-analyse sarcastique.
Un livre
De père en fils
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°203
, mai 2019.