Aharon Appelfeld : mémoire et murmure
Valérie Zenatti a commencé sa collaboration avec Aharon Appelfeld en traduisant Histoire d’une vie, paru en France en 2004. L’écrivain israëlien est devenu, au fil des ans et des traductions, un ami et un complice. Dans le faisceau des vivants revient sur ce lien. Valérie Zenatti raconte d’abord le choc à l’annonce du décès d’Appelfeld, en janvier 2018, le tremblement qui s’est emparé d’elle et les jours, en apesanteur, qui ont suivi. Elle évoque l’écrivain et l’homme, celui qui « ôtait les oripeaux sociaux, (…) il avait été témoin de la chute de tant d’hommes qui se pensaient en sécurité, protégés par les diplômes, le savoir, la reconnaissance, l’argent et qui avaient été broyés comme les pauvres, comme les ignorants, honnêtes ou malhonnêtes, compatissants ou égoïstes, ils avaient tous été humiliés, meurtris ou réduits en poussière. » Elle lui laisse souvent la parole, restituant sa voix, sa manière de penser. Puis, elle raconte le voyage à Czernowitz, « dans la neige qui assourdit les sons » – pour le retrouver, pour tenter d’approcher sa part d’enfance. Seule, elle arpente la ville : « j’ai marché dans la ville d’Aharon, des visages et des bâtisses se sont nichés en moi, je pourrai m’y replier quand je voudrai, où je voudrai… » Le dialogue n’est pas éteint.
Valérie Zenatti, vous avez traduit en français une grande partie des livres d’Aharon Appelfeld : quel rapport entretenez-vous avec l’hébreu ?
Je suis née en France et ma langue maternelle est le français. J’ai grandi dans une famille juive traditionaliste et l’hébreu a été très tôt pour moi une langue de prière que je ne parlais pas ni ne comprenais, mais quelque chose du sens des mots me parvenait à travers les chants liturgiques, des plus joyeux aux plus poignants. L’hébreu a donc été d’abord une musique. L’année de mes 13 ans, mes parents ont choisi d’aller vivre en Israël. Je me suis retrouvée plongée dans un paysage inconnu – le désert du Néguev – et dans l’hébreu moderne. Ce déracinement fut à la fois un choc esthétique et linguistique si grand que durant la première année là-bas je me suis trouvée dans l’incapacité de continuer à tenir mon journal en français. Les mots dans ma propre langue ne pouvaient pas exprimer le désarroi d’être perdue dans une autre. Cette première année est un trou noir, un moment d’amnésie durant lequel j’ai investi toutes mes forces dans l’apprentissage de la langue. Au bout d’un an je parlais, j’écrivais, j’étais capable de faire de longs exposés, mais je ressentais encore une grande fragilité intérieure à l’idée de ne pas pouvoir exprimer tout ce que je ressentais et pensais. L’hébreu est devenu la langue de mon adolescence, des amitiés qui se nouent à cet âge, de ma prise de conscience politique. Et Israël est devenu pour moi un lieu intime de manière très charnelle et affective, même si certaines dimensions restaient pour moi énigmatiques. Je suis rentrée en France à 21 ans et j’ai choisi d’étudier l’hébreu aux...