Santiago H. Amigorena : peupler le silence
Vicente Rosenberg aurait tout pour être heureux. Sa boutique de meubles marche bien puisqu’en ce début des années 40, les affaires vont bon train à Buenos Aires. Le pays est florissant. Les élites d’Europe y débarquent d’autant plus nombreuses que l’Allemagne et son führer font entendre aux frontières du Vieux Continent un bruit de bottes persistant. Vicente est arrivé en Argentine en 1928 quittant une Pologne qu’il a aimée, pour laquelle il s’est battu au sein de l’armée du fondateur de la République, Józef Klemens Pilsudski, et qui n’a eu de cesse de le traiter de youpin quand revenu de la guerre il s’est inscrit à l’université. Mais ce n’est pas tant l’antisémitisme qu’il a fui, lui qui se sentait si peu juif, qu’un carcan familial qui l’étouffait. Il a envisagé un temps aller étudier en Allemagne dont il admire la langue et ses poètes, mais c’était encore rester trop près de sa mère, sa sœur, son frère. La vie étant ailleurs, c’est le plus loin possible qu’il est parti, c’est l’Argentine, Buenos Aires et ses cafés. Élégant, ayant appris le tango, très attentif à son apparence, Vicente se fait argentin, puisqu’il n’est plus polonais. Un ami lui en présente un autre dont la sœur Rosita veut faire des études de pharmacie. Elle est la première de sa famille à être née sur le sol argentin. Les autres y sont venus, depuis l’Ukraine, juste avant les pogroms de Kichinev en 1903. Vicente appelle Rosita d’un nom qui signe ses origines : Rusita. Elle abandonne les études pour se marier avec lui, faire trois enfants, un fils et deux filles dont l’une sera la mère de Santiago Amigorena. Le monde est neuf dans les années 30 quand on porte beau et qu’on est loin de l’Europe, quand on est en Argentine devenue « le centre éloigné du monde ». Vicente fait divers métiers, finit par ouvrir une boutique de meubles. La marchandise est en grande partie fournie par son beau-père dont la fabrique sert de centre géographique à la famille. À une partie de la famille. Car la mère, la sœur et le frère de Vicente sont restés à Varsovie où les nazis sont entrés.
On connaît l’Histoire, la mise en place du ghetto, la famine et les assassinats, la rébellion et la répression qui suivra. Et lecteur, on enragerait presque à suivre la lenteur avec laquelle celle-ci s’impose à la connaissance de Vicente, de ses amis, de tous ceux qui « pouvaient savoir mais ne pouvaient pas savoir. » La formule dit l’impasse de cet indicible : des témoins parlent, tel Samuel Zygelbojm, « le premier à alerter l’opinion sur le massacre que les nazis perpétraient en Pologne » dans ces camps de la mort dont le roman reprend l’historique. Samuel Zygelbojm se suicide le 12 mai 1943 à Londres parce que ce qu’il dit n’est pas compréhensible, n’est pas imaginable et est pourtant la réalité. Les articles sur la solution finale qui paraissent dans la presse anglaise, américaine ou argentine, note Amigorena, disent l’horreur mais ne paraissent pas en une, mais ici à « la page cinq d’un journal qui...