Le point de départ du récit est un autre récit, testamentaire : avant de mourir, la grand-mère du narrateur a entrepris de raconter par écrit des épisodes de ce qui se présente alors comme une saga familiale, presque tolstoïenne. Cependant il soupçonne très vite que ces pages dissimulent davantage qu’elles ne dévoilent. « Or, l’ouvrage était achevé, l’argile avait durci, le burin reposait. Il n’y avait pas moyen de pénétrer à l’intérieur, de regarder par en dessous, de percer ce qui était demeuré secret. L’achèvement est néfaste, il ferme les portes, il emprisonne le lecteur. Je fus même frappé par la beauté de cette idée : cacher, mais en exposant une mémoire surabondante. » Une comparaison surprenante dit bien la charge explosive que peut receler ce que l’on cèle : « Ces mémoires n’étaient-ils pas un sarcophage semblable à celui qui habillait le quatrième réacteur de la centrale de Tchernobyl ? » Au cœur, vide, des pages se pose la question du grand-père : qu’est-il devenu ? Est-il possible de se contenter de la version familiale selon laquelle il aurait abandonné sa femme pour une autre ? Comment a-t-il survécu aux « marées sanglantes » de la Grande Terreur ? Quelle fut ensuite sa conduite durant la Grande Guerre patriotique ? Le narrateur part sur ses traces puis, peu à peu, s’en fait un métier : dès lors, il devient une sorte d’enquêteur au service des familles en quête d’un passé obscur. Du Kazakhstan à la mer Blanche, sur les pas des déportés, des relégués, des zeks, les prisonniers du Goulag, il arpente ce que fut l’URSS, au moment même où celle-ci disparaît. Le récit débute en effet en août 1991, lorsque l’échec du putsch contre Gorbatchev sonne le glas du régime communiste – dont Boris Eltsine sera le fossoyeur, avant de céder la place à Vladimir Poutine.
Les hommes d’août du titre sont donc peut-être ces Russes de l’entre-deux, confrontés aux derniers soubresauts d’un monde et à la difficile gestation d’un autre – ceux dont Svetlana Alexievitch nous a donné à entendre, dans La Fin de l’homme rouge, les voix pathétiques et nobles à la fois. Sergueï Lebedev, sans doute, est l’un d’eux : né en 1981, il connut donc une enfance encore soviétique – et nul doute que sa propre famille eut à vivre des événements assez semblables à ceux qu’il réinvente ici. Dès son premier roman, il décida de se confronter à La Limite de l’oubli (voir Lmda N°150), et il y parvient en mêlant le réalisme le plus méticuleux à une sorte de fantastique subtil, certaines scènes s’acheminant peu à peu vers le rêve. Ainsi une ville disparue peut-elle surgir de la mélodie du carillon d’une vieille horloge : « Chaque note dressait des hôtels particuliers décrépits aux toits anguleux, pareils aux heaumes des chevaliers tels qu’on les représente dans des décors de théâtre ; chacune dessinait des grilles en fer forgé, donnait forme à des masques de gypse au-dessus des entrées d’apparat, bâtissait des escaliers de pierre. Les échos créaient les dalles du pavé, les...
Domaine étranger Légendes d’hier
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Thierry Cecille
En Russie, le passé ne passe toujours pas : Sergueï Lebedev, de nouveau, se fait enquêteur têtu et archéologue de son propre pays, en proie aux spectres.
Un livre