Ce qu’est devenue sa tête : « un ballon griffé de cicatrices rouges et enflées, de points de sutures. » Son face-à-face avec la bête l’a laissée défigurée. « Un corps-à-corps avec l’ours », dont elle a croisé la route, un jour d’août 2015, dans le Grand Nord. Une véritable « collision », dit encore Natassja Martin, pas 30 ans à l’époque des faits, à propos de cette rencontre improbable au fin fond du Kamtchatka. Une expérience extrême, donc, qui s’est produite à l’extrême est de la Russie et qui est au cœur de ce récit pour le moins intense. En s’intéressant au mode de vie des peuples indigènes, en l’occurrence des chasseurs évènes retirés en pleine nature sauvage, cette élève de l’anthropologue Philipe Descola pensait étudier la cosmologie animiste… pas revenir de là-bas comme on revient d’entre les morts. Car ce livre raconte moins l’événement, d’une violence inouïe, que ses conséquences. Plutôt que la restitution des faits, qui se donnent seulement par flash, c’est à la difficile reconstruction, physique et psychique de l’auteure, que l’on assiste. Des spartiates hôpitaux russes aux couloirs de la Salpêtrière, auprès des siens ou au contact des amis des lointains, les indigènes, Natassja Martin devient par la force des choses anthropologue de sa propre individualité blessée. À travers une convalescence pénible, elle expérimente une nouvelle relation à son corps meurtri, marqué à vie. D’avoir frôlé « la presque-mort », elle ne peut que concevoir autrement les liens entre le corps et l’esprit et, au-delà, entre l’intériorité des êtres et ce qui les rattache au monde, et notamment au monde animal.
« Je ne me ressemble plus et pourtant je n’ai jamais été aussi proche de ma complexion animique ; elle s’est imprimée sur mon corps, sa texture reflète à la fois un passage et un retour », écrit la jeune femme, plus que jamais travaillée dans sa chair par des « histoires d’âmes mélangées ». L’impérieuse nécessité de l’écriture dans ce qui peut être compris comme une remise en question identitaire, conduit la jeune chercheuse au plus près des émotions et au plus troublant d’une réflexion intime. Troublant, oui, parce que mettre du sens sur cet événement littéralement insensé – une Française aux prises avec un fauve sibérien, leurs « corps entremêlés » – c’est rencontrer la question de l’altérité qu’on porte en soi. Et l’accepter, coûte que coûte, quoi qu’il en coûte. L’acceptation progressive des « éléments désormais alter qu’elle porte sur le visage », c’est ce cheminement que Nastassja Martin relate dans un livre qui finalement tient autant du témoignage que de l’essai, de l’introspection aussi bien que de la distanciation. C’est dans cette perspective d’une rencontre avec l’étrangeté pluridimensionnelle de l’être qu’il faut comprendre ce titre si étonnant : Croire aux fauves, c’est « croire au retrait qui travaille le corps et l’âme dans un non-lieu qui a pour lui sa neutralité et son indifférence, sa transversalité ». Par les mots, la « fille de l’ours » se métamorphose donc sous nos yeux, elle se recompose un nouveau visage d’osmose.
Anthony Dufraisse
Croire aux fauves, de Nastassja Martin
Verticales, 151 pages, 12,50 €
Domaine français Peau d’ours
novembre 2019 | Le Matricule des Anges n°208
| par
Anthony Dufraisse
Avec Croire aux fauves, Nastassja Martin devient par la force des choses anthropologue de sa propre individualité blessée.
Un livre
Peau d’ours
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°208
, novembre 2019.