Un nouvel âge de l’enquête : Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur
Interroger les représentations consensuelles du réel, en repérer les angles morts, en saisir le processus de fabrication, mettre en évidence les discours qui l’instituent, voilà ce qui motive les écritures de l’enquête telles que les étudie Laurent Demanze dans Un nouvel âge de l’enquête, un titre qui fait référence à « l’âge de l’enquête », formule par laquelle Émile Zola définissait un XIXe siècle emporté par « une fièvre d’investigations et de déchiffrements ».
Un âge à nouveau d’actualité à l’heure où les fake news, le storytelling et la multiplication des médias tendent à opacifier le réel ou à le rendre de plus en plus évanescent. Une réalité qui a conduit bon nombre d’écrivains à mener l’enquête et à donner à lire, au croisement des sciences sociales, du reportage et du roman policier, le cheminement de leur investigation avec ses hypothèses, ses tâtonnements et ses impasses. « L’enquête est cette littérature du réel tendue entre l’argumentation et la narration, qui définit un problème, collecte des matériaux, met à l’épreuve des hypothèses, sollicite l’épaisseur de nos fictions pour tenter de comprendre le réel. »
Cette démarche d’écriture, Laurent Demanze l’appréhende à travers les « gestes » de l’enquête, un ensemble d’opérations concrètes qui structurent son essai : s’étonner, explorer, collecter, restituer, poursuivre, suspendre. Une dramaturgie gestuelle qui montre combien l’enquête est d’abord une démarche de savoir qui emprunte aux figures du détective, du reporter, de l’ethnographe voire du psychanalyste, et cela qu’il s’agisse des investigations biographiques, des « explorations géographiques » ou des enquêtes qui s’inscrivent dans un terrain social pour en témoigner. C’est ainsi que Jean-Christophe Bailly dans Le Dépaysement : voyages en France, part à la recherche de l’identité bariolée d’un pays, qu’Éric Chauvier, saisi par la figure d’une jeune Rom mendiant à un carrefour, mène une enquête de terrain dont il nous livre le journal dans Anthropologie. C’est encore la pratique d’errance de Jean Rolin dans Paris ou celle de Philippe Vasset explorant les zones blanches de la région parisienne « où le réel s’affole et s’embrouille ». Ou c’est Hélène Gaudy découvrant par bribes discordantes la ville de Terezín, dans Une île, une forteresse. À chaque fois le « je » de l’enquêteur s’expose, ne cache rien de ses réactions, ou met en évidence la part du corps, comme Philippe Artières ou Svetlana Alexievitch (prix Nobel 2015) qui utilise les voix comme une matière plastique.
Mais transcrire, restituer ne va pas sans difficultés. C’est assembler du dissonant, monter, exposer des fragments de vérité. C’est accompagner la parole du témoin « dans un geste de solidarité énonciative ». C’est inventer sa manière de mettre en récit la saisie d’un document, son déchiffrement, son commentaire (Ivan Jablonka). Face à ce qui se dérobe, quand suspendre une enquête ? Démarche inépuisable, elle peut même virer au délire paranoïaque, conduire à voir partout du dissimulé comme dans les contre-enquêtes de Pierre Bayard – des « essais de critique policière » dit Demanze – ou celles de Kamel Daoud ou de Philippe Doumenc.
Mettre en mots un régime de connaissances revendiquant le bricolage, tel est l’enjeu des écritures du réel. Des usages, des manières que Laurent Demanze met en lumière dans un essai incisif et limpide placé sous le signe de Georges Perec, l’inventeur de protocoles expérimentaux et de pratiques qui ont ouvert la voie à ces investigations plus ou moins inquiètes du réel dont Laurent Demanze nous propose la découverte.
Richard Blin
Un nouvel âge de l’enquête,
de Laurent Demanze
Corti, 296 pages, 23 €