Philosophe de tendance « désaxée », Ladislav Klíma (1878-1928) occupe dans la littérature mondiale une place bien à lui. Pour planter le décor, souvenons-nous que Klíma est l’auteur d’un essai, Le Monde comme Conscience et comme Rien. Inspiré par Schopenhauer et Nietzsche, il produisait là un « précis d’indifférence nihilisto-illusionniste ». L’accueil du livre le déçut mais Klíma poursuivit avec, entre 1908 et 1910, Le Roman tchèque, un vaste patchwork inachevé mais tonitruant de scènes d’un réalisme cruellement drôle ou scatologique et d’envolées philosophiques. Tout rappelle la vie bouillonnante qu’ont exprimée, tentant de la contenir dans un seul livre, Ulysse de Joyce ou Manhattan Transfer de Dos Passos (à ceci près que l’on se trouve, dans l’esprit, plus près des Sept Fous de Roberto Arlt).
Ladislav Klíma centre son récit débordant sur un débat opposant la philosophie que l’on vit et la vie que l’on pense… Bref, le débat est incarné par la famille Volný. Le père, Artur, milite pour sa réélection au parlement en prêchant une doctrine mêlant de fortes vertus « latines » et un immoralisme nietzschéen de choc. Sa femme paraît bien malade, mais aussi bien folle, et ses filles, de moralité leste voire incestueuse, décryptent le monde selon un érotisme libéral et poussé. Il est vrai que l’on constate aussi une « gaieté polissonne propre au peuple » un peu partout dans les rues…
Sans rien dévoiler des folies imaginées par Klíma – quelles scènes ! – on doit forger un dilemme : ou bien ce livre est une folie, ou bien c’est une provocation. Et dès les premières lignes, « comme j’décesse pas d’le dire ». Klima lui-même considérait que son livre était un « crachat à la figure de tout ce qu’on a jamais appelé littérature ». De fait, « Du point de vue de la normalité, toute chose sublime fait figure de folie. » Les lectrices et lecteurs aguerris auraient tort de ne pas se rendre compte par eux-mêmes de cet étonnant récit obscène et grave où toutes les grandes questions qui troublent nos âmes ont trouvé place. Y compris l’émeute, le lynchage, les baffes et la fessée.
Éric Dussert
Le Roman tchèque, de Ladislav Klíma
Traduit du tchèque par Erika Abrams,
Éditions du Canoë, 464 pages, 26 €
Domaine étranger Le Roman tchèque, de Ladislav Klíma
février 2020 | Le Matricule des Anges n°210
| par
Éric Dussert
Un livre
Le Roman tchèque, de Ladislav Klíma
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°210
, février 2020.