Maudit plumitif et beatnik adonné à l’alcool, aux tranquillisants et amphétamines, tôt disparu à 54 ans en 1982, Philip K. Dick n’en finit pas de féconder notre imaginaire, et celui du cinéma propulsant Minority Report ou Blade Runner. Ses romans sont devenus des légendes absolues de l’uchronie, Le Maître du Haut-château, et de la science-fiction : Ubik, À rebrousse-temps ou Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Après avoir créé le célèbre néologisme « kaf- kaïen », l’on dut se résoudre à « dickien ». Passablement paranoïaque, traversé de crises mystiques et cependant férocement cultivé, souvent sans le sou, sauf les dernières années, il lui fallait surseoir à ses angoisses en les rompant à l’épreuve de l’écriture et vite livrer une nouvelle à ses éditeurs ; ce pourquoi l’on a dit qu’il écrivait trop vite, cochonnant le travail. Pourtant il n’est jamais trop tard, devant ce coffret des cent vingt Nouvelles complètes (entre 1947 et 1981), d’en reconnaître autant l’inventivité que la puissance.
Comme son auteur, l’animal aurait selon « Roug » une sensibilité particulière à l’égard des extraterrestres, fussent-ils cachés sous l’apparence des éboueurs. Animales semblent être les ailes de Richard Benton, à moins qu’il s’agisse de la dernière invention du futur. Voici, déjà impressionnantes, les deux premières nouvelles du jeune maître. Certes ces produits pour pulp magazines ne sont pas encore tous géniaux, usant souvent du topos du courageux humain confronté à d’incroyables planètes. Cependant les meilleures mettent à mal l’identité et la réversibilité avec des créatures inattendues, lorsque « Le père truqué » dévoile au fiston une entité hostile, lorsque « l’humain se change en Gélate, et la Gélate, son ennemie, se change en humaine ». Ou encore, en l’ultime nouvelle, « L’Autremental », la confusion punitive du narrateur avec un chat étranglé et évacué du vaisseau spatial.
À l’instar de ses romans, les récits interrogent la nature trouble de la réalité ainsi que les disjonctions et retournements du temps : ainsi « Un petit quelque chose pour nous les temponautes ». La distorsion de la science-fiction, au sens strict de l’anticipation, en des perspectives nouvelles, fait de Philip K. Dick un influenceur définitif du genre, qui porte de souterrains messages de pessimisme face au progrès et de contestation (contre la guerre au Vietnam).
La plus célèbre nouvelle est sans doute « Rapport minoritaire », dans laquelle la prescience d’étranges organismes permet d’éliminer toute probabilité de crime futur, quoiqu’elle n’échappe pas à la facilité des courses-poursuites policières. Chacune est animée par de nouveaux personnages, précisément caractérisés, par de vivants dialogues, d’aventureuses péripéties menées à fond de train, des chutes souvent ironiques, tragiques. Au-delà du divertissement, l’on y lit des occurrences de la satire politique : par exemple le « grand infoclown » sur « le réseau CULTURE », dans « Que faire de Ragland Park ? » Plus souvent, en écho à la Guerre froide, ce sont les destins des empires et des planètes qui sont à la merci de l’inventivité du nouvelliste forcené. Ainsi « un jeu guerrier » venu de Ganymède semble inoffensif, jusqu’à ce qu’un de ses soldats disparaisse ; « masse critique », éducation stratégique ? Un autre jeu entraîne la régression dans l’enfance de celui qui enfile la tenue de cow-boy. Une nouvelle version du Monopoly, appelée « Syndrome » vise à éduquer les enfants à renoncer à tout capital, donc à affaiblir radicalement la Terre…
L’intelligence prospective et prodigieuse de Philip K. Dick n’est plus à démontrer. Un rien provocateur, n’assurait-il pas que s’il rencontrait « une intelligence extraterrestre », il aurait « plus de choses à lui dire qu’à (son) voisin de palier » ?
Thierry Guinhut
Nouvelles complètes I et II
Philip K. Dick
Traduction collective
Édition et préface de Laurent Queyssi
Quarto/Gallimard, deux tomes sous coffret, 2464 pages, 55 €
Domaine étranger Et la science-fiction devint dickienne
novembre 2020 | Le Matricule des Anges n°218
| par
Thierry Guinhut
Cent vingt nouvelles réunies en un volume de l’auteur d’Ubik.
Un livre
Et la science-fiction devint dickienne
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°218
, novembre 2020.