La révolution bolchevique a produit de singuliers ouvrages. Tonitruante, riche de promesses et propulsée par une vigueur ravageuse qui tendait à redresser l’humanité, elle était finalement adossée à la mystique vieux-russe qui n’a jamais eu de cesse d’atteindre la Jérusalem céleste. Jusqu’à lancer des Sputnik, comme l’a justement relevé le pertinent Jean-Baptiste Para dans un fameux article intitulé « Russie, utopies, révolution » (Europe, N°985, mai 2011). Cette question de la verticalité était déjà énoncée toute nue dans une nouvelle d’un certain Efim Davydovitch Zozoulia dont la courbe de la notoriété ne fut, elle, que trop horizontale. Il aura fallu 2012 et le travail des éditions Plaske à Odessa, puis, deux ans plus tard, une anthologie sous le titre de Dystopie russe pour voir réapparaître le nom de cet homme mort à 50 ans, d’avoir combattu contre l’Allemagne nazie. Mais sa foi vis-à-vis du régime soviétique n’était pas sans ambivalence, ce qui explique son choix d’une littérature fantastique permettant de masquer la critique.
Né en 1891 à Lodz dans une famille modeste, Efim Zozoulia fut d’abord peintre en bâtiment avant de s’installer à Odessa où il commença à publier fictions et essais dans la presse locale. En 1918, c’est à Petrograd qu’il trouve à se faire embaucher par Arkadi Avertchenko pour sa revue Satyricon que le pouvoir bolchevique va vite faire taire. Sa première nouvelle est alors cette Chute de la Ville Principale que les vainqueurs ont construite au-dessus de celle des vaincus, les plaçant définitivement dans l’ombre (brillante idée, au passage, de cette couverture illustrée d’une « fantaisie architecturale » de l’urbaniste constructiviste Tchernikov). Elle constitue avec quatre autres textes écrits entre 1918 et 1919, le cycle de ses écrits fantastiques, volontiers anticipatoires, utopiques ou contre-utopiques jouant dans les thématiques de la domination et de la purge, sur les registres de la satire et du grotesque, tels qu’Axionov les maniera avec son Oiseau d’acier, nouvelle avec digression et solo de cornet à pistons (« L’Imaginaire », 2018), ou son contemporain Zochtchenko (Les Récits de Nazar Illitch, Solin, 1990) et, naturellement, Nous de Zamiatine publié la même année.
En tendant l’oreille, on entend les sabots des quatre cavaliers de l’Apocalypse dans ces textes, tandis que Zozoulia conteste l’autoritarisme du régime et clame encore sa foi en un futur rayonnant. Revoici le profond effort d’un collectif tendu vers la transcendance, et destiné à fournir un être nouveau : « l’époque avait fait émerger un citoyen d’un nouveau type : les individus étaient forts, sveltes, athlétiques et vifs. Leurs vêtements se distinguaient par leur simplicité. On ne voyait plus aucune de ces jaquettes et autres fracs tant portés au début de ce terrible siècle et qui faisaient ressembler les hommes à des pigeons et les femmes, couvertes de chiffons, à des poupées. Les cœurs, les âmes, les yeux se réjouissaient à la vue des nouveaux hommes et femmes, des formes libres de leur toilette, de leurs visages rayonnant de bonheur, de leurs regards purs et des dents blanches et radieuses des jeunes filles. Les rues s’emplirent soudain de clarté, de vie, de polyphonie, de fraîcheur, d’impétuosité, de merveilles. »
Sur notre planète, il y eut en revanche les procès de Moscou, les terribles purges et la guerre. Contraint par les événements, le camarade Zozoulia se porte de nouveau volontaire en 1941 pour combattre sur le front de Moscou, il y est blessé et meurt de la gangrène dans un hôpital militaire. Il n’aura pas connu cette ère, devinée dans « Le Gramophone des siècles » d’un monde sans drames ni culpabilité… « Les déclarations d’amour monotones et les carnages : c’est l’axe autour duquel tourne l’histoire de l’humanité. »
Éric Dussert
La Chute de la Ville Principale
d’Efim Zozoulia
Traduit du russe par Emma Lavigne
Le Temps des cerises, 118 p., 15 €
Domaine étranger Cavalerie rouge
mars 2021 | Le Matricule des Anges n°221
| par
Éric Dussert
Écrivain négligé de la Russie soviétique, Efim Zozoulia était un anticipateur perplexe mais prompt à la satire.
Un livre
Cavalerie rouge
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°221
, mars 2021.