Krishnan est un jeune Sri Lankais tamoul qui, après plusieurs années d’études à Delhi et une expérience humanitaire dans le nord-est du Sri Lanka, est de retour chez lui, à Colombo. La routine au sein de laquelle il s’est installé jure avec la vie qu’il menait auparavant. Ses trajets quotidiens vers l’ONG pour laquelle il travaille, sa constante attention à l’égard de sa grand-mère qui vit à la maison, tout comme son besoin de plus en plus irrépressible de tout oublier lors de sorties nocturnes frivoles font de son existence un ensemble plat, pour ainsi dire morne, peuplé de divagations et de réminiscences. « Quand, au beau milieu de cette rêverie, quelque chose se produit, rompant enfin le fil, quand, dans un moment de désir impérieux ou de perte imprévue, les rythmes de la vie sont brusquement suspendus, nous regardons autour de nous et découvrons dans un calme étonnement un monde plus vaste que nous le croyions » : c’est exactement ce qui survient un soir, à la suite d’un appel téléphonique l’informant du décès de Rani, une femme originaire du Nord-Est qui depuis un an et demi secondait sa grand-mère. Krishnan l’avait rencontrée pour la première fois dans les couloirs de l’hôpital psychiatrique où elle était prise en charge après la mort violente de ses deux fils et les atrocités dont elle avait été témoin dans son village, contrôlé par les Tigres. Commence alors un long et délicat cheminement introspectif, « comme si, en l’arrachant à sa conscience ordinaire, l’appel téléphonique l’avait poussé à réfléchir paradoxalement à sa propre personne plutôt qu’à Rani, à se regarder du dehors, à distance, lui et la vie dans laquelle il était immergé ».
Un passage vers le Nord a beau se dérouler sur un temps très resserré, entre le coup de fil de la fille de Rani et sa crémation à laquelle Krishnan assiste, il enveloppe néanmoins une géographie et une temporalité extrêmement vastes, examinant avec soin chaque regret, chaque souvenir, chaque sensation. Les phrases amples d’Anuk Ardupragasam, somptueusement traduites par Dominique Vitalyos, enserrent passé et présent, perte et désir, beauté et massacre. Alors qu’il effectue le long voyage qui sépare Colombo du village de Rani, le narrateur s’immerge dans son propre passé. Sa relation avec Anjum, une étudiante qui l’a immédiatement fasciné par son indépendance d’esprit, continue de le hanter. Celle-ci vit à présent dans une zone rurale du Jharkhand, fidèle à son éthique militante. « Tout à coup, un beau matin, midi ou soir (…), vous rencontriez une personne, un lieu, ou même l’image d’une personne ou d’un lieu qui suggéraient d’autres possibilités, qui faisaient surgir dans votre esprit une vie complètement différente, une vie que vous auriez pu vivre ou pouviez encore vivre ». Auprès d’Anjum, Krishnan a affiné sa conscience politique, il a commencé à questionner le sens de son parcours universitaire, et reconsidéré son rapport à la guerre et à la diaspora tamoule. Alors que le paysage défile, il se laisse envahir par l’implacabilité de la vieillesse, les tourments propres à n’importe quel deuil, la fluctuation du désir amoureux, la fragilité du destin et les blessures toujours à vif d’un pays confronté à la guerre.
Derrière ce voyage intérieur que nous décrit Anuk Arudpragasam, imprégné de doute et de culpabilité, ce sont les questionnements de toute une génération meurtrie par la violence qui se dessinent. Comment est-il possible d’aller de l’avant tout en se remémorant les atrocités du passé ? Comment, dans un paysage à ce point déchiré, trouver sa voie ?
Camille Cloarec
Un passage vers le Nord
Anuk Arudpragasam
Traduit de l’anglais (Sri Lanka) par Dominique Vitalyos
Le Bruit du monde, 304 pages, 22 €
Domaine étranger Aux confins du territoire
février 2023 | Le Matricule des Anges n°240
| par
Camille Cloarec
Après Un bref mariage, Anuk Arudpragasam poursuit son exploration des traumatismes de guerre, entre l’impératif de mémoire et le désir de guérison. Poignant.
Un livre
Aux confins du territoire
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°240
, février 2023.