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Domaine étranger Test sanguin

mars 2023 | Le Matricule des Anges n°241 | par Jérôme Delclos

Deux romans jumeaux de Brian Evenson pour une féroce et subtile inquiétude : que reste-t-il d’humain en nous ?

Avec les romans intelligents, il faut toujours s’arrêter aux épigraphes. Il y en a trois en tête d’Immobilité de l’Américain Brian Evenson, dont une à ne surtout pas rater. Entre la citation de La Communauté désœuvrée du philosophe Jean-Luc Nancy qui parle de « la fin de l’homme », et celle tirée de Fin de partie de Beckett (« L’infini du vide sera autour de toi… »), on lit ceci par l’un des fondateurs de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, « Frère Sidney B. Sperry » : « Le désir et le but de l’Église sont de rassembler et de sauvegarder des copies des informations généalogiques archivées à travers les âges dans des réserves centrales où elles seront préservées des ravages causés par la nature et par l’homme ». C’est d’abord qu’Evenson est né dans la communauté mormone, y a été pasteur et a dû la quitter dès 1995 et ses premiers textes jugés par elle « blasphématoires ». Le lecteur français le conçoit qui a lu les nouvelles très gore de La Langue d’Altmann et de Contagion, ou mieux encore La Confrérie des mutilés qui nous procure un profond malaise tant le roman, d’une violence inouïe, nous force à nous faire le voyeur des amputations, et exhibitions de moignons, qui s’y enchaînent d’un bout à l’autre.
Avec Immobilité (2012) et L’Antre (2016), Evenson, aujourd’hui universitaire, et traducteur notamment de Jacques Dupin et de Christian Gailly, s’est un peu assagi mais pas apaisé. Les deux romans plantent un même décor de post-apocalypse, et tournent autour de la question de l’archive, de la mémoire, de ce qui restera de l’humain après la catastrophe. Tous deux mettent en scène des personnages qui endurent une solitude extrême, entourés qu’ils sont de semblables douteux ou amoindris (ainsi de ces esclaves appelés « mules »), tandis qu’eux-mêmes, du reste branchés sur des machines, blessés, immobilisés, handicapés comme « Josef Horkaï » le paraplégique que les « mules » transportent, ne sont jamais assurés de leur propre humanité. Lancinante dans Immobilité, la question que se pose Horkaï qui se réveille – que l’on a « décongelé » – trente ans après avoir été « stocké » : « Il y a quelque chose qui cloche ». Question qui résonne avec celle mécanique que renvoie « le terminal » au héros de L’Antre – lui aussi « réveillé » – sitôt que celui-ci l’interroge au sujet de telle ou telle « personne » : « Demande de précision : qu’entendez-vous par personne ? » C’est que dans les deux histoires, l’humain est rarissime après le « Kollaps », et que le monde, très réduit en des lieux confinés du fait de la mort chimique qui règne à l’extérieur, est peuplé de contrefaçons. Qui pensent, ou du moins en montrent tous les signes, mais restent aussi opaques à elles-mêmes que… l’homme qui s’interroge sur son identité, son « intériorité ». À ce titre, L’Antre, écrit à la première personne, réalise le tour de force de nous donner à voir le processus de lente et très incertaine réalisation de soi(s) d’un être pensant d’abord amnésique et qui peu à peu, alors qu’il est « connecté » sur une machine le bombardant des informations venues de ses « prédécesseurs » (toute une généalogie de copies), en vient à se demander s’il est une seule personne, plusieurs en un seul corps aux limites d’ailleurs floues, ou s’il ne serait pas qu’un « imprimé », un artefact aux souvenirs implantés, et qui ne s’appartient pas. D’autant que son nom n’est qu’une lettre : « X », à peine un numéro de série.
Il y a bien, dans L’Antre, un test : « Un humain saigne », d’un sang rouge et liquide comme il se doit ; le fluide qui court sous la peau de l’androïde, lui, est jaune et plus épais. Mais l’épreuve n’emporte aucune décision définitive, comme si la vérité elle-même s’était usée. Et le malaise persiste, ou cet « embarras » que pointe, devant l’automate, le philosophe Stanley Cavell dans Les Voix de la raison : « À l’évidence, l’embarras de réclamer de la pitié, de moi ou de l’autre, alors que cet autre n’est pas un être humain ». C’est l’inquiétude, glaçante, que ressent le lecteur à voir « X » sanglé sur une table, et qui insiste à clamer « Je suis une personne  » quand est brandie la hache qui lui tranchera le poignet. À quoi son bourreau, « Horak », lui rétorque paisiblement, presque avec empathie : « Tu es une personne (…). Mais tu n’es pas humain ».

Jérôme Delclos

Brian Evenson
Immobilité
Traduit de l’américain par Jonathan Baillehache
Rivages, 269 pages, 22
et L’Antre,
Traduit de l’américain par Stéphane Vanderhaeghe
Quidam, 109 pages, 14

Test sanguin Par Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°241 , mars 2023.
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