Un livre

Spinalonga. Vies et morts d’un Crétois lépreux

de Epaminondas Remoundakis

Editions Anacharsis

Sur le site d’Anacharsis, L’Ordre (1973), coréalisé par Jean-Daniel Pollet et Maurice Born, montre les bâtiments ruinés de Spinalonga, une île proche de la Crête où de 1904 à 1957 la Grèce déporta ses lépreux. Dans le film, Born rendait leurs visages et leurs voix aux derniers rescapés – des coriaces – de ce petit bagne posé sur « une mer limpide et calme, comme faite de cristal ». Epaminondas Remoundakis y fut relégué de 1936 à 1957 puis, bien que non contagieux, dans un « centre antilépreux » jusqu’à sa mort en 1978. Spinalonga, sous-titré « Vies et morts d’un Crétois lépreux », conserve son témoignage.
Né en 1914 dans un milieu aisé, Remoundakis était promis à devenir avocat. Lépreux asymptomatique à 12 ans, il parvient à dissimuler sa maladie jusqu’à ce que, démasqué en troisième année de Droit, il soit jeté sur l’île où les lépreux sont quasi livrés à leur sort. Des couples y vivent, des enfants : le mariage y est toléré quand son préalable de l’isolement sanitaire l’interdisait. Le livre raconte ces 300 à 500 parias selon les époques, et qui, malgré les conditions de vie extrêmes, les amputations faites avec les moyens du bord, le vol de leur maigre pécule par les gardiens, s’organisent, prennent les décisions collégialement, et pas seulement pour leur survie. Ainsi des fêtes avec trois fois rien qui font la joie des enfants, tous sains, nés à Spinalonga. Remoundakis, un intellectuel parmi les lépreux pour la plupart illettrés, est en tête du combat pour leurs droits et leur dignité. Fin négociateur ou par le rapport de forces, il obtient des autorités la levée de l’interdiction de pêcher au large, la livraison de chaux pour assainir les maisons, des taudis. Qu’il s’agisse de bitumer la rue centrale du village ou d’y installer des toilettes, la communauté de cette « hétérotopie » dirait Michel Foucault (un lieu exclu du corps social, comme la prison ou l’asile), en fait son utopie. Les lépreux s’improvisent fabricants de savon, le vendent aux paysans des autres îles.
En 1957, les indociles « spinalonguites » sont de retour dans un monde qui n’en veut pas, les cantonne dans des baraquements militaires. Le Crétois découvre une autre lèpre : la modernité industrielle. « Nous devons maintenant instituer une lutte sacrée pour le maintien de la vie, qui risque de disparaître au bout de la pente sur laquelle nous glissons. » L’anthropologue Maurice Born voit en lui un « précurseur de l’écologie », ce qui ne manque pas de sel : le livre nous apprend certes à monter un four à pain en pierres, mais aussi à pêcher… à la dynamite.
Spinalonga révèle la lèpre ou maladie de Hansen, attestée peu contagieuse, comme l’alibi du contrôle social. La critique du biopouvoir qui mobilise le politique, l’administratif, le médical, irrigue ce témoignage daté de la dictature des colonels en Grèce, mais qui n’a rien perdu de sa force intempestive. Dans L’Ordre, un plan fixe rappelé par Born dans sa préface montre le vieux lépreux, aveugle, debout face-caméra et qui prophétise : « Arrêtez ! maintenant qu’il est encore temps, car demain il sera trop tard. Soulevez-vous tous et chacun jouera son rôle dans ce jeu cruel qui s’appelle la vie, sans pitié aujourd’hui. Arrêtez, maintenant qu’il est encore temps, sinon, vous les jeunes, vous deviendrez vous-mêmes des détersifs et vous vivrez dans les ordures ». Les « détersifs » qui croupiront « dans les ordures » s’ils ne se soulèvent pas contre la mise en coupe réglée de la vie – de la naissance à la mort – par un pouvoir qui prétend la régir en totalité, c’est nous. Y compris quand notre regard se détourne du visage et des mains, ravagés par la lèpre, de l’aède.

Jérôme Delclos

Spinalonga,
Epaminondas Remoundakis
Texte transcrit et traduit du grec par Maurice Born
Anacharsis, 380 pages, 12 €