Un livre

Trop loin de Dieu

de Kim Zupan

Editions Gallmeister

Tombe la neige. Des hommes s’enfoncent « dans la tempête comme s’ils plongeaient dans un autre monde », et c’est le cas. Dès les premières pages, dans la foulée de ses personnages, Kim Zupan entraîne le lecteur dans un autre monde, celui où tout se trouble, où plus rien n’existe sinon le trouble, même le temps peine à s’écouler. Ambiance figée d’où sourd une inquiétude tenace. Puis, les bourrasques se taisent comme par enchantement. Il fait moins vingt-cinq, un hiver comme tant d’autres au Montana, « The Big Sky », le pays du grand ciel de l’Ouest américain où tout semble possible – les mythes ont la peau dure – surtout le pire.
Dix ans après Les Arpenteurs, tête-à-tête fiévreux dans une prison entre un jeune shérif et une vieille crapule, Trop loin de Dieu sillonne avec le même esprit, vif, sans concession, l’obscur labyrinthe où se consume la destinée de pauvres types. Ici, ils sont travailleurs durs à la tâche, ils sont pauvres et solitaires, silencieux et presque résignés, dignes et sans rancune. Ils portent leur passé sans se plaindre, parfois avec humour. La poisse leur colle à la peau, mais ils avancent, le désespoir au fond de leurs poches et la solidarité à portée de main.
Les personnages de Kim Zupan pourraient être les frérots que des écrivains comme Donald Ray Pollock, Tom Franklin ou encore James Welch font vivre dans leurs romans. Ceux que l’Amérique ignore, ou cache, ou laisse mourir, les pauvres, les plus pauvres que pauvres parce qu’oubliés. Trop loin de Dieu attaque l’arrogance suprémaciste des États-Unis et dénonce tous ses démons : le racisme en tous genres – haine du juif, de l’homosexuel, du Noir, de l’Indien –, le prosélytisme d’évangélistes abracadabrants, les sociétés secrètes pronazies, les milices fanatiques armées et prêtes à la guérilla. Dans ce Montana de toutes les contradictions, entre paysage grandiose et violence sociale, les filles se font « mettre en cloque par le gamin d’un ranch » et se retrouvent serveuses de bar. Kim Zupan, en virtuose de la narration au long cours (on pense au Dalva de Jim Harrison, pas moins) met en scène deux types soudés à la vie à la mort. Hickney gagne sa vie en ramassant les animaux sauvages écrasés sur les routes. Un boulot de croque-mort, mais un boulot. Parfois, il se doit d’achever certaines bêtes, Zupan lui prête alors main-forte à coup de phrases vibrantes. Hickney est le seul à prendre soin de Jimmy dont les jambes ont été pulvérisées par un train. Là encore, les pages sont magnifiques de douceur et étonnamment de dérision. Ivre de culpabilité et de tendresse, Hickney s’invente un rôle d’ange gardien.
Sans doute, Hickney et Jimmy sont-ils trop loin de Dieu pour être heureux. Abandonnés aux tempêtes du diable, à leur destin d’hommes pauvres au cœur d’une Amérique déboussolée. Sans doute. Pourtant, Kim Zupan a écrit pour eux le grand livre de l’amitié.

Martine Laval

Trop loin de Dieu
Kim Zupan
Traduit de l’américain par François Happe
Gallmeister, 620 pages, 26,80 €