Mais arrêtez de parler de cela ! Arrêtez d’évoquer l’étreinte fabuleuse ! Arrêtez de ressasser l’imagination, l’hallucination, le rêve que l’on fait d’elle » enjoignent, repus comme des outres, les amis de l’auteur comme s’il suffisait de se taire ou de fermer les yeux pour que cessent les images originaires, sidérantes, dérangeantes. Si de livre en livre, le ressassement du sexuel est pour Pascal Quignard la source, c’est peut-être que sous l’apparente compulsivité morbide de la répétition, se loge à la fois un cap, une boussole et un refuge. Le sexuel, la scène brûlante d’où nous venons et dont nous sommes exclus, les corps muets dans le rapt de l’étreinte, c’est notre fonds commun et le refus pour l’auteur de sa « mise à l’index ».
Pour Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, tout (re)commence en 2006 où, lors d’un séjour de l’auteur aux États-Unis, le Sénat américain vote à l’unanimité le Broadcast Decency Enforcement Act : loi visant à interdire les contenus pornographiques sur Internet afin de protéger les mineurs. Or, face à cette « décisive excommunication des représentations érotiques » qu’il considère comme liberticide et puritaine, Quignard fait front : « je rassemblai toutes les images indécentes que j’avais collectionnées depuis mon adolescence ». Cela donnera La Nuit sexuelle en 2008, magnifique vagabondage réflexif dans une iconographie érotique de deux cents images. Douze ans plus tard, et dans un contexte d’urgence sanitaire et de dérives autoritaires, l’écrivain sent le besoin impérieux de retourner aux images fondatrices et à deux textes théoriques dont il confie qu’ils lui sont bouleversants : Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) de Freud et Thalassa de Ferenczi (1924), deux déchirures dans la trame rigoureusement tissée de la culture occidentale. Deux textes psychanalytiques qui à l’époque choquèrent et continuent de le faire. D’un côté, l’hypothèse d’une sexualité infantile constitutive de chaque individu, de l’autre le désir régressif et hallucinatoire de retourner à la plénitude de la vie intra-utérine. Ce « sentiment océanique » (Romain Rolland) de ne faire qu’un avec l’univers ou encore de ne plus percevoir de frontières entre soi et le monde ainsi qu’on en fait l’expérience dans le rêve endormi, le coït ou la contemplation. Mais aussi, pour celui qui se définit d’abord comme un lecteur, cette complétude s’éprouve dans la lecture et l’écriture. « Celui qui écrit son livre, dans le silence de son âme et dans le silence de son livre, dans l’angle de ses pages, est voué à la rêverie inavouable. À son inavouable crypte. Comme celui qui jouit dans son coin se confie à l’invisibilité de sa muraille ».
Et pourtant, pour poète qu’il est, le langage est un leurre bien qu’il fût le disciple de structuralistes fameux. « Pour Benveniste, l’hominisation est langage. C’est faux. Pour Lacan, l’homme naît parlant. C’est faux ». Pourquoi ? Parce que le premier lieu est le giron maternel, c’est l’infantia (celui qui ne parle pas) qui, peu à peu se socialise par apprentissage et coercition. Or selon Quignard « le symbolique coupe les ponts avec le réel. Il absentifie les référents. Il neutralise les différences, les spontanéités, les singularités, les élans, les écarts ». Écrire c’est retrouver cette aphonie originelle, c’est « la poussée indocile, imprévisible, vitale. Le refus de l’autorisation externe, maternelle, puis religieuse, puis paternelle (…). Never explain. » « L’écriture relève de l’énigme. Gorgias, Lycophron. Mallarmé. Celan ».
Compléments… est un livre des origines et pour l’auteur une énième tentative de faire face à ce qui s’absente, à l’irreprésentable, à ce qui manque. D’ailleurs n’a-t-il jamais dit autre chose que cela ? « L’image manquante est à la source d’hallucination qui inventa le rêve et dont dériva la pensée » (Dernier Royaume, IV). Comme son Havre natal d’après-guerre bombardée par l’aviation alliée ? « Celui qui commence à vivre dans les ruines est voué à un deuil même s’il n’a pas eu l’expérience de la destruction. Il la ressent sans qu’il la comprenne ». Comme la détresse d’une mère et son regard de Gorgone ? « Ma mère, quand j’étais enfant, pouvais m’oublier devant moi – tellement ma vision lui causait de souci. Je la voyais ne plus me voir ».
La béance de cette bouche muette au cœur de la ville ou encryptée dans la psyché de l’écrivain fonde peut-être l’origine d’une écriture où mythe, fragment, réflexion, étymologie, glose, s’agrègent en une prose limoneuse, féconde, profuse et y dessinent les contours d’une solitude habitée.
Christine Plantec
Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour,
Pascal Quignard
Le Seuil, 354 pages, 22 €
Essais Point aveugle
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Christine Plantec
Fidèlement arrimé à ses obsessions, Pascal Quignard revient sur la question du sexuel. Entre rêveries, mythes et réflexions, le miroir tendu est merveilleux.
Un livre
Point aveugle
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.