Des livres ne sont lus par personne. Écrits depuis une certaine absence à eux-mêmes, à l’auteur, ils nous font, les lisant, nous évanouir à ce que nous supposions être. Ces livres fantômes se dérobent et nous nous prenons à rêver au lecteur que nous pourrions être, si nous savions oublier le peu que nous savons, si nous savions à nouveau ne plus savoir lire. Si nous osions ne plus savoir ce que nous croyions savoir.
Vak spectra de Suzanne Doppelt est écrit pour les mouches ou pour les araignées, dans une perspective ouverte, dans le vacillement de toute perspective. Cela fait comme une suite de « vagues aériennes ». S’y lève une voix envoûtante, qui ne s’adresse à personne, à vous donc, en tant que vous pourriez, pris par l’effet de cette transe subtile, vous évanouir à vous-même, et tout se mettrait à tourner, une phrase pourrait tout attraper parce que tout arrive sans cesse, hors du filtre d’un regard, parce que tout est mouvement, rien n’est jamais stable, parce qu’une phrase si elle s’accordait à tout ce qui est, dans cette profusion ininterrompue, serait une phrase impossible.
« Écrire des lettres, y lit-on, c’est se mettre à nu devant les fantômes » : ce livre écrit pour personne serait lisible à titre posthume ? Comment dire ? C’est comme si, dans son extra-lucidité, l’écriture de Suzanne Doppelt savait précisément où nous en sommes, à quel moment étrange et inédit. N’aurait-elle pas l’intuition de ce que les poèmes viennent trop tard pour être vraiment lus ? Ce livre tourne autour de l’idée d’une maison dont il faudrait faire le deuil, comme de toute maison, de toute possibilité d’habiter. Puisque, précisément, habiter c’est savoir négocier avec les morts. C’est pouvoir un peu s’ancrer alors que tout passe. Comment retenir quoi que ce soit, pourquoi vivre ici plutôt que là ?
Les maisons dans ce livre tourbillonnant deviendraient des châteaux de sable ou de la Belle au bois dormant.
Des livres sont lus en écho à d’autres livres. Ou plutôt : des livres seraient lus les uns par les autres, en l’absence de tout lecteur. Vak spectra aurait toute sa place dans la bibliothèque de Maurice Olender où les fantômes sont les bienvenus.
Ce qu’on a pu appeler la « destruction des Juifs d’Europe » se trouve au cœur d’Un fantôme dans la bibliothèque. Fait d’une suite de textes rassemblés à la place de l’impossibilité d’un livre, il ne cherche pas à en combler le manque, mais au contraire ne s’intéresse jamais qu’au livre manquant dans la bibliothèque. Rêverie sur l’archive, sur l’archive comme rêverie, il part de ce que la pièce d’archive dont il aurait pu rêver n’existe pas. Plus encore, c’est à partir de ce manque qu’il faut écrire pour Maurice Olender, à partir d’un manque et d’une insuffisance : « Les morts d’avant mon enfance ont sans doute eu dans ma formation une fonction pédagogique radicale : savoir qu’il y a des moments où rien ne peut vous sauver de rien, aucune loi, aucun État de droit, aucune géographie, ni le temps ni l’espace – ni même, pour ceux qui auraient fait le choix de la foi, aucune divinité. »
Ce livre emprunte des chemins insoupçonnés pour dire des choses qui vous ouvriront d’étranges et incertaines perspectives de compréhension. Là aussi, une voix presque posthume s’élance hors du livre et nous échappe, en même temps qu’elle nous attrape, et nous rêvons de nous absenter pour la suivre. Certains livres ne sont peut-être lisibles qu’en rêve.
Comment a-t-on le droit d’apprendre à lire et à écrire, se demandait Maurice Olender enfant, « si la lecture et l’écriture peuvent conduire à légitimer la mort de millions de jeunes hommes valides, d’enfants, de femmes, de vieillards ? » De cette difficulté initiale, il a gardé une sorte d’analphabétisme secret. Ne pas savoir lire est devenu son mode de lecture et il nous donne un livre qu’il faudrait lire dans cette hésitation première, dans cette incertitude. Ne me demandez pas pourquoi, j’ai pensé au livre de Suzanne Doppelt dans les pages bouleversantes où il évoque son père, quasi centenaire, prononçant les bénédictions du shabbat, « lui qui n’avait appris à déchiffrer que ce qu’il ne pouvait pas comprendre ». Tous les vendredis soir, ces mots psalmodiés par un vieillard, ces phrases que personne ne comprend ni n’écoute. La magie captivante de ces phrases, à la place de l’absence d’un récit, qu’il faut entendre. Que nous entendons.
Vak spectra, de Suzanne Doppelt, P.O.L, non paginé, 13 €
Un fantôme dans une bibliothèque, de Maurice Olender,
Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 207 pages, 17 €
Quartier libre Des mouches, des fantômes et des araignées
juin 2017 | Le Matricule des Anges n°184
| par
Xavier Person
Des livres
Des mouches, des fantômes et des araignées
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°184
, juin 2017.