Justine et autres romans
Bien qu’on sache depuis longtemps que le roman ne relève ni de l’utile, ni de l’agréable, ni du vraisemblable mais plutôt de l’art d’explorer des aspects inconnus de l’expérience humaine dans un cadre où le jugement moral est suspendu, l’œuvre romanesque de Sade continue néanmoins de déranger. C’est que – située au carrefour de ces violences fondamentales dont Bataille n’aura cessé de sentir la présence tout en avouant ne pas savoir en parler – elle va jusqu’aux limites de l’expression et de la représentation, ne respectant rien pour mieux s’enfoncer dans les ténèbres de la nuit sexuelle. Profitons donc de la parution, dans la Pléiade (où il était entré en 1990) d’une édition limitée de trois de ses ouvrages majeurs – Les 120 Journées de Sodome, rédigé à la Bastille en 1785, perdu puis retrouvé avant de connaître une première publication en 1904 ; Justine (1791) et La Philosophie dans le boudoir (1795) – pour lire ou relire Sade.
Car loin d’être illisible comme certains l’affirment, l’œuvre sadienne implique seulement de trouver la bonne distance, d’éviter de confondre le romancier et ses personnages, de ne rien prendre au pied de la lettre, d’être capable de faire la part de ce qui relève d’un délire paroxystique et de ce qui touche aux liens, bien réels, entre mal et jouissance. De savoir aussi que ce qui est nous est donné à lire, risque de nous renvoyer à notre propre sexualité autant qu’à nos fantasmes et à nos tabous personnels. De ne point se laisser impressionner par tout ce qui a été dit – franchissement du seuil de l’insupportable, entrée de l’innommable dans la littérature, etc. – et de se souvenir des circonstances existentielles qui ont vu naître ces écrits. Délinquant sexuel plutôt banal – « Je suis un libertin, pas un criminel ni un meurtrier. » –, Donatien Alphonse, comme l’a écrit par erreur, au lieu d’Aldonse, le curé qui rédigea son acte de baptême, François de Sade, né en 1740, aura passé vingt-sept années de sa vie en prison sans avoir commis aucun crime ni délit grave. Pour tromper le temps, fuir les frustrations inhérentes à la vie carcérale, il écrit. D’abord pour lui-même et puis pour se venger de ceux qui l’ont fait enfermer. Paradoxalement la prison qui l’emmure a libéré l’écrivain en lui. Privé de l’ordinaire du plaisir, il va inventer l’extraordinaire de l’horreur. Libre, jamais il n’aurait conçu pareille machine délirante. Condamné à vivre dans un monde d’images, le passionné de théâtre qu’il est s’ingénie à représenter l’irreprésentable. Il dit ce que personne ne veut entendre, met en scène tout ce qu’il imagine possible de faire avec des corps devenus objets virtuels dont on peut disposer à satiété. Se réappropriant l’esprit du merveilleux des contes, il invente une sorte de grand méchant loup absolument monstrueux : le héros sadien.
« Combien de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers ou nous en servir pour embraser le monde ? Ce serait des...