Pour le vingt-quatrième numéro de sa collection Motifs, les éditions du Serpent à Plumes rééditent l’unique volume publié à ce jour d’Abdourahman A. Waberi (né à Djibouti en 1965) : Le Pays sans ombre, qui avait déjà paru chez le même éditeur en 1994. Ce recueil présente dix-sept textes distribués en deux chapitres : Détour-Pages arrachées au roman de l’imaginaire et Retour-Pages arrachées au pays sans ombre. L’ensemble porte la mention « Nouvelles ».
C’est une musique « très cadencée, très répétitive, envoûtante à la manière des rythmes sûfî » qui scande cette traversée de l’Éthiopie et de la République djiboutienne. Un périple qui commence lentement au cœur de Djibouti à « l’heure-fantôme » (14 heures), au plus fort de la chaleur. Les rues exhibent des brouteurs de khat (le kif local) et des « folles-montreuses-de-sexe », visages d’une société malade qui cèdent bientôt le devant de la scène aux Troglodytes (plus tard ce sera au tour des zombis nyctalopes), ce peuple endogame qui détruit les termitières pour se nourrir d’insectes. À la suite d’Abdourahman, transmué en guide, le lecteur s’enfonce dans les terres, avec un premier arrêt (canicule oblige) à Dasbiou sur la ligne Djibouti-Addis-Abeba, en pays issa (où un djinn a contraint un village à tenir son conseil des Sages). La visite de ce pays qui a « la mine défaite des mauvais jours » se poursuit par un bref retour vers le passé, plus précisément en 1897, au moment où une tribu de guerriers massacre les ouvriers du chemin de fer. Un rapide détour par la brousse permet ensuite de croiser cette jeune femme qui fuit « les mères qui l’invitent à plier genou face à la volonté du patriarche », avant de revenir à Djibouti, capitale alors déchirée par la guerre « incivile ». Un voyage surprenant et bouleversant, quoique vécu par procuration, dans un pays où « l’avenir est une orange pourrie maculée de sang », mais au terme duquel on s’étonne de n’avoir lu ni un chef-d’œuvre (ce qui demeure excusable) ni des nouvelles (ce qui l’est beaucoup moins). Peut-être faudrait-il concéder à Le Peintre de la mer et le buveur de vent le statut de conte (dont l’univers s’apparente, il est vrai, à celui des Mille et une Nuits)… Quant au reste du florilège, il juxtapose reportages journalistiques quelque peu romancés, chroniques sociales aux contours discrètement poétisés (l’auteur, et le lecteur lui en saura gré, use de la métaphore facile avec modération), des fragments où se mêlent coupures de presse et commentaires personnels, mais pas la moindre nouvelle, à moins que le genre n’ait décidé, à l’occasion de cette réédition, de relooker sa poétique.
À la vérité, ce petit recueil dissimule, sous son étiquette fallacieuse et probablement aguicheuse, un diagnostic de la conjoncture sociale et historique des années 1991/1992 en Éthiopie et à Djibouti, une radiographie qui dénonce, en se doublant, de bonne grâce, de la bienveillance d’un discours d’ethnologue, le tribalisme, l’atavisme, « la nécrose étatique, les couloirs de la torture, les cicatrices du sol, les sistres de la mort, (…) les enfants terribles de la polygamie frénétique ».
À défaut de savoir flatter notre imaginaire avec de belles histoires, Abdourahman A. Waberi abandonne ici une réalité sans fard, à l’image de cette bouche qui laisse tomber « une dent couleur de pus » : « Rien à l’horizon, rien derrière nous : nous sommes des enfants du Néant », et dans ce Néant il n’est de survie possible que dans « L’audace, un point c’est tout. Le reste, c’est de la littérature »…
Le Pays sans ombre
Abdourahman A. Waberi
Le Serpent à Plumes
180 pages, 35 FF
Domaine français Les zombies d’Ethiopie
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Didier Garcia
Des textes très courts pour un portrait saisissant d’un pays terrassé par ses fièvres, ses famines et ses guerres. Des nouvelles de l’au-delà.
Un livre
Les zombies d’Ethiopie
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.