Le fait que vous ayez consacré des années [à cette traduction] m’a énormément réjoui. Je vous dis cela car je suis étonné par le culot de ceux qui se contentent de jeter un coup d’œil à un texte et qui se mettent aussitôt après à le « traduire ». À mon sens, la traduction est un travail auquel on doit consacrer sa vie, le traducteur doit subir le même martyre créateur qu’a traversé l’auteur du texte original. (…) C’est la raison pour laquelle je ne me suis presque jamais occupé systématiquement de traduction… Cependant, je crois que je serais assez bon pour traduire Kafka, Pouchkine, Proust. (…) J’en viens à une autre question : j’ai pensé, il y a assez longtemps, qu’il faudrait centrer chaque numéro [de la revue] autour d’un thème, par exemple celui de la Guerre, du Rêve, du Paysage, des Odeurs. Chacun de nous écrirait de manière presque irréfléchie tout ce que ce thème évoque pour lui -ses souvenirs, ses fantasmes, ses visions, etc. Nos textes seraient illustrés de reproductions de tableaux qui ont pu avoir quelque influence sur nous. (…)
[À propos du hérisson apprivoisé par E. C. Gonatas : ] Vous ne pouvez pas imaginer à quel point non seulement son nom - Pipinos - me fait rire, mais aussi la gravité avec laquelle vous en parlez. Je vous comprends parfaitement, bien entendu, mais je ne peux pas m’empêcher de rire quand vous écrivez : « Désastre ! Pipinos a encore été blessé… », etc. (…) Un autre nom complètement ridicule c’est aussi bien sûr celui de Rokkos, que j’avais attribué naguère à mon chien (je vous en ai déjà parlé). Et enfin, le nom d’un de mes chats, le Kotossákos (comment ai-je eu l’idée d’appeler « sac à poule » un chat ? Mystère !) ainsi que d’un oiseau qui jouait un rôle essentiel dans un de mes récits, que j’avais appelé…Croqueville. (…)
Si je ne veux pas que le diable m’emporte, je pense que je ne dois pas me laisser impressionner par le caractère incohérent de mes écrits. Tout de même, il faut reconnaître que le lecteur a le droit de dire : « Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Il nous fait d’interminables descriptions de personnages et de choses qu’il n’utilise guère dans la suite du récit. » (…) Ne me dites pas que j’ai tort. Je trouve cela injuste envers le lecteur. Car enfin, moi je m’amuse à créer une ambiance chaleureuse dans une maison déterminée, mais il ne se passe rien dans cette maison, le lecteur a été entraîné sur une fausse piste, l’action se déroule ailleurs. Il s’agit là indéniablement d’une faiblesse de l’auteur. Il a cherché par-ci, il a cherché par-là, il a décrit une étagère, tout cela en attendant son ami, qui est le propriétaire de la maison, mais voilà que celui-ci NE VIENT PAS. Il ne vient pas, à mon sens, parce que l’auteur est incapable de le faire venir - parce qu’il ne sait pas quoi en faire… Il y a, chez cet excellent écrivain qu’est Tourgeniev, des descriptions superflues. Je n’en parlerais pas si elles occupaient une place secondaire. Mais non. Elles sont au contraire garnies de tant d’éléments qu’il donne l’impression qu’il va s’en servir aussitôt après. ET POURTANT : il ne s’en sert pas. Sur ce point, je dois convenir que vous avez raison et que je ressemble un peu à Tourgeniev.
Nikos
Domaine étranger Mais il ne se passe rien dans cette maison
« Mais il ne se passe rien dans cette maison » Extraits d’une lettre inédite de Kikos Kachtitsis à E.C. Gonatas Traducteur en grec de Wolls, d’Ivan Goll et de Pierre Bettencourt, E.C. Gonatas est l’auteur d’une oeuvre concise, dans la lignée de Borges et de Maurice Blanchot. L’ensemble de ses écrits a été publié aux éditions Hatier. Né en 1924, il fut lié au groupe qui, autour de la revue Diagonale de Salonique, devait réunir N. G. Pendzikis, Takis Sinopoulos, Giorgos Délios et Kachtitsis lui-même. Il s’agissait, selon Papadimitrakopoulos, d’une « équipe presque communautaire », au sein de laquelle l’auteur de L’Hôtel Atlantic pouvait exprimer librement son goût pour le fantastique et l’univers des rêves. E.C. Gonatas fut l’un des principaux correspondants de Kachtitsis : avec lui se poursuivit le « tradition de l’encouragement » qu’évoquait ce dernier en 1965, tradition amicale qui lui paraissait inséparable de la création littéraire. Kachtitsis se réfère ici à La Mort de Croqueville, texte bref qu’il publia en 1947. Le dernier paragraphe peut être lu comme une critique de L’Hôtel Atlantic.