Le Chant de Salomon, le troisième roman de Toni Morrisson (Prix Nobel de littérature) a été publié aux États-Unis en 1977 et reprend le thème majeur de son œuvre : le problème de l’identité et des origines du peuple noir déporté aux États-Unis, à travers le périple de Laitier, jeune homme quelque peu désabusé et ainsi surnommé parce que sa mère a tardé à le sevrer. Son vrai nom pour l’état civil, résonne lugubrement, il s’agit de Macon Mort. Mais, c’est encore un patronyme erroné, l’employé de mairie passablement bourré s’étant trompé de ligne. Laitier est né presqu’au moment où un autre noir a tenté de prendre son envol, muni d’ailes de soie bleue, du toit d’un hôpital. Il s’est écrasé sans répandre de sang. Les sœurs du futur nouveau-né en ont renversé leurs paniers, laissant ainsi voleter un nuage de fausses pétales de rose. Majeur et singulièrement lucide, Laitier partira guidé par sa tante Pilate, marginale au cœur d’or, un peu sorcière, née sans nombril, vers le Sud profond quêter un trésor mythique qui n’est en fait que le secret de ses origines contenu dans une comptine : Le chant de Salomon. Salomon comme l’ont rêvé beaucoup d’esclaves pouvait s’envoler vers l’Afrique. Mais en s’envolant il laissa tomber le bébé qu’il portait dans ses bras.
Ce roman au réalisme magique fait alterner burlesque et tragique, poétique et épique comme un blues ou plutôt un gospel. Il est luxuriant de toutes ces petites histoires cruelles et tendres du quotidien des noirs américains des années cinquante qui ne font que résumer, rappeler les mythes de fondation, de résistance afro-américains. L’écriture, ponctuée de chants, de chœurs antiques, de chœurs d’esclaves, toute en rythme, scansion, avec presque un récitatif fantôme, fuse puis se relâche et se lie magnifiquement à l’oralité qu’elle transcende. Elle est lucide, révèle la douleur, l’horreur de l’esclavage, de la condition des noirs, sans être manichéenne. Les hommes sont présentés comme portés par le destin, fragiles, inconséquents, haineux, mercantiles, pitoyables. Les femmes, elles, possédent des dons exceptionnels. Portent les os de la mémoire, disent le monde, content, pratiquent la magie, guident les hommes à travers les ténèbres, les turbulences, pour les mener à la lumière, qui n’est pas celle de la révélation, mais celle plus blafarde des premiers et derniers matins du monde dans laquelle s’écoule le fleuve de la vie, le flux et le reflux inexorables des êtres, des races qui s’opposent, se mêlent en une véritable tectonique des plaques qui fait jaillir toute la diversité, la complémentarité des âmes humaines. « Brusquement, comme un éléphant qui vient de découvrir sa colère et qui lève sa trompe au-dessus des têtes des petits hommes qui veulent ses défenses, sa peau, sa viande ou sa force stupéfiante, Pilate barrit pour que le ciel lui-même l’entende : « Et elle était aimée ! »
Dans le vestibule, un des soûlots compatissants en tressaillit et laissa tomber sa bouteille et des émeraudes de verre et du vin rouge jungle jaillirent partout. » L’amour de Toni Morrisson pour son peuple est immense. Son génie, sa magie, est de saisir la richesse, la truculence de toutes ces vies cahotées par l’histoire et rendre ainsi universel l’héritage culturel noir à la manière d’un aède ou mieux encore d’un griot.
Le Chant de Salomon
Toni Morrisson
Christian Bourgois
Traduit de l’américain
par Jean Guiloineau
473 pages, 150 FF
Domaine étranger L’Icare noir de Morrisson
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Dominique Aussenac
Le Prix Nobel de littérature investit les mythes fondateurs sans se départir de son réalisme magique. Ses chants recréent le monde nègre.
Un livre
L’Icare noir de Morrisson
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.