On ne sait par où commencer, par quel bout prendre Etat civil pour dire ce qu’est ce livre… Tant de choses écrites, observées, perçues, pensées, senties, touchées, sont livrées dans ce texte d’apparence autant incontrôlé qu’incontrôlable. Une chose est sûre, il s’agit d’une œuvre totalement aboutie sur le monde qui nous entoure et même plus, dont l’aspect le plus éclatant est qu’il est et sera pour nous lectrices, lecteurs, absolument, intimement, impudiquement contemporain. Un qualificatif qui certes souffre de ne pas connaître de définition claire et précise, et qui justement pour cette fois, convient parce qu’il n’y a pas d’autre raison à ce choix que celle de l’évidence.
Etat civil n’est pas le premier livre de Michelle Grangaud. Il apparaît plutôt comme la conjugaison -un terme que l’auteur utilise pour désigner l’accouplement de deux êtres- de ses précédents ouvrages. Lesquels, recueils d’anagrammes, (Stations, sur des noms de station de métro), Poèmes fondus (haïkaï composés à partir de sonnets de Du Bellay, de Heredia, de Baudelaire, etc.), assemblages de chroniques (Jours le jour), et autres exercices de style souvent très beaux ont leur place dans Etat civil qui serait -s’il n’était que cela- le livre inventaire (Inventaires est son sous-titre) des autres livres, ou peut-être une œuvre qui correspondrait dans son essence à un vaste hétérogramme (groupe de mots où aucun lettre ne se répète) tel que Michelle Grangaud en parle dans Jours le jour : « J’aime les hétérogrammes (…). Il y a dans l’hétérogramme, une façon très sociable d’assembler des éléments tous différents, pour sentir le goût des différences dans l’arbitraire des lettres.«
»Sentir le goût des différences », c’est bien de cela dont il est question dans Etat civil et même « sentir » tout court : avalanche de phrases comme mises (commises) bout à bout, la plupart du temps descriptives, toujours extrêmement précises, souvenirs, images impressionnées du quotidien, pensées, sortes d’aphorismes, anagrammes, jeux de mots, évidences… La lecture peut sembler dans un premier temps un peu abrupte ; on se demande, à tort, sur laquelle de ces phrases s’arrêter, laquelle mémoriser, on cherche à trouver la sienne puis rapidement, on s’aperçoit qu’elles sont toutes bonnes à prendre et qu’ensemble (et ensemble seulement), elles font sens au-delà même du sens, en totale liberté. On entre, comme on dit, en poésie.
Inventaires d’une vie, dont il n’est livré, est-il précisé en quatrième de couverture, que les événements généraux et particuliers et dont sont exclus « les événements qui sont uniquement généraux et les événements qui sont uniquement particuliers », le moment arrive pourtant où l’on réalise la belle imposture : Michelle Grangaud, non seulement parle d’elle, mais aussi de nous.
« J’éprouve un sentiment désagréable, écrit-elle à la fin du chapitre intitulé « N » (comme Naissance. Les deux autres chapitres sont « M » comme Mariage et « D » comme Décès) de ce bouleversant registre d’état civil, chaque fois que je vois écrit sur ma carte d’identité : signes particuliers néant. Je ne sais pas pourquoi. » Qui sommes-nous ? Que sommes-nous ? Tellement, semble vouloir nous dire Michelle Grangaud, et puis, ça dépend : « Une personne est à la fois quelqu’un, personne et tout le monde » ou alors : « Je peux me sentir pas pas me sentir pareil aux voix aux voisins mais je ne me sens sans sans je ne me sens pas sans, sans pas, je ne me sens pas être la même chose qu’eux. » Mais elle seule peut s’autoriser à écrire « Je est tout le monde », et on lui en veut un peu… Etat civil est un livre phare dont la capacité lumineuse semble infinie.
Etat civil
Michelle Grangaud
P.O.L
269 pages, 135 FF
Poésie Inventaire la vie
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Marie-Laure Picot
Ça commence dans un aéroport ; ça se poursuit autour du monde, des êtres, des corps, des sens. Michelle Grangaud a écrit un hymne à la vie.
Un livre
Inventaire la vie
Par
Marie-Laure Picot
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.