Découvert l’an dernier avec Lieu-dit (Calmann-Lévy) qui lui valut le Prix du premier roman, Raymond Bozier se définit plus comme un poète que comme un romancier. Même si, avant ce Bords de mer, l’écrivain n’avait à sa bibliographie qu’un titre à faire valoir, Roseaux (CCL édition, 1986). Sans du tout appartenir au formalisme, Raymond Bozier attache une importance primordiale à la présentation de ces courts poèmes. Constitués, presque tous, de deux colonnes de textes, leur lecture offre trois variantes. Donnons un exemple. On peut, d’abord, ne lire que la seule colonne de gauche du poème : « toujours rien/ sinon// ce rythme cardiaque/ assourdissant/ et ces hommes d’Etat/ qui s’emballent/ et menacent ». On pourrait aussi ne s’intéresser qu’à la colonne de droite : « des êtres assis/ loin de leur corps// dans des asiles// avachis sur des tables/ ou adossés au mur ». Maintenant, une lecture horizontale : « toujours rien sinon des êtres assis/ loin de leur corps/ ce rythme cardiaque/ assourdissant dans des asiles/ et ces hommes d’Etat/ qui s’emballent/ et menacent/ avachis sur des tables/ ou adossés au mur ». A ces trois variantes, s’ajoute le fait que pour l’auteur, une colonne se lit avec une voix féminine et l’autre avec une voix masculine. L’effet renforce le phénomène de condensation de ces poèmes verticaux, à l’économie austère. Il ne s’agit pas, évidemment, d’un simple tour de passe-passe. Présentés sous forme de journal de 1984 à 1996, les poèmes cristallisent une mémoire visuelle dans ce qu’elle peut capter du quotidien. Fragments sauvés du désastre du temps, et sauvegardés par leur auteur : « (Désormais je ne garderai plus qu’un seul poème par mois et je détruirai tous les autres…) ». Qu’est-ce qui mérite de rester de ce que l’on crée ? La question engage l’individu entièrement non pas dans un programme d’écriture mais, plus cruellement, dans un devoir de mutilation, d’oubli. Par la rareté même des clichés (appelons ainsi les poèmes, véritables instantanés de la vie), par leur sélection, le poète investit chaque mot et sa présence entre alors dans la composition du tableau. De même qu’on ne peut pas ne pas penser au photographe, à sa position, à son regard et à sa pensée, lorsqu’on voit certaines photographies.
Attaché à dire le monde contemporain, le poète fixe son regard sur les écrans de télévision, sur le corps affaissé de celui qui le regarde. Il fige les images de bombardements lors d’une guerre du Golfe où n’apparaît « nulle trace de sang ». Les parkings, le goudron, les ordinateurs, le port de La Rochelle où vit l’auteur, les dockers : son univers est celui du contemporain, celui du travail aussi bien. Dans la partie centrale du recueil (la moins intéressante mais celle qui semble tenir le plus à cœur à l’auteur) il inventorie des « Fragments de l’ère industrielle ». Il y a là presque une profession de fois : rassembler les fragments épars de l’homo sapiens que la modernité vendue au commerce mondial rend de moins en moins « sapiens ». Bords de mer apparaît donc comme un travail de mémoire, l’inscription sur la page de ce que la langue usuelle, esclave du monde qu’elle sert, ne peut pas dire. A chaque page, le lecteur hérite d’un espace qui lui est confié, dont bizarrement, il se sent responsable. D’où la violence du rapprochement que l’on fera, d’un paysage de l’ère industrielle à la vision du camp de Buchenwald. Que restera-t-il de nos vies ?
Bords de mer
Raymond Bozier
Flammarion
191 pages, 98 FF
Poésie Fragments sur le vif
septembre 1998 | Le Matricule des Anges n°24
| par
Thierry Guichard
Recueillis comme en un journal, les poèmes de Raymond Bozier condensent le monde d’aujourd’hui. Sans pathos et sans illusion.
Un livre
Fragments sur le vif
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°24
, septembre 1998.