Curieux sentiment : on entre dans ce livre comme dans une vieille pièce meublée de toiles d’araignée, l’horizon est aussi bas que celui d’un terrier. On en sort, par miracle, les poumons oxygénés, ragaillardi par un doux zéphir. Le héros de ce conte, Pierre Fauré, appartient aux personnages chers à Emmanuel Bove : un hôte embarrassé dans un monde d’ennui, une victime consentante « d’un sort injuste et cruel » au point d’être « à jamais interdit d’accès à la vraie vie ». Comptable dans une petite société, il assiste passif aux mois qui passent, ne s’intéresse à rien -du reste les filles lui laissent une légère sensation de dégoût : à vrai dire, il pense assez peu, sinon à « l’inoubliable impression de tristesse sur le visage penché de sa mère ». Pourtant, à la mort de celle-ci, son existence bascule. Lors d’un séjour en Provence, il tombe sur Marie, une pauvre créature à l’état sauvage, qui a perdu la parole le long d’une route un été de 1940. Poussé par la compassion, il l’emmène chez lui à Paris avec l’espoir de la rappeler à la vie. A force de patience, évidemment, les ténèbres libèreront la jeune femme. Le voile de l’amnésie se déchire : Marie s’appelle en vérité Anne, famille aisée, mari parti au front, expérience conjugale ratée.
Cette histoire que raconte Gaïto Gazdanov (1903-1970) a un charme envoûtant, loin du tableau heureux et mièvre que la trame peut suggérer. Dans la grisaille de l’après-guerre, quel rôle accorder en effet à ce « Français moyen », piégé par une société uniformisée et alvéolée ? Quel sens donner à cette vie où, de toute façon, « il n’y a place ni pour la grandeur, ni pour l’originalité » : « il ne sera ni un héros ni un criminel, il ne commettra jamis un acte -sublime ou ignoble-qui le différenciera de ses contemporains ». Quel espoir attendre de ces journées qui s’écoulent dans une profonde désolation ? Aidé par un style dépouillé, pauvre en images et en pathos, l’écrivain russe nous montre comment l’entier dévouement, le sacrifice, peuvent servir autant celui qui reçoit, que celui qui donne. Selon Gazdanov, l’amour du prochain n’est pas une bouée de sauvetage -auquel le naufragé s’agrippe-, encore moins un supplément d’âme social, c’est une affirmation de soi, un rempart exclusif et impérieux contre « la dissolution de la conscience individuelle ». La cohabitation de ces deux êtres en marge, frappée du sceau évangélique, si silencieuse qu’un simple signe semble émerger d’un mystérieux langage du cœur, parvient à transformer l’obscurité en lumière. Chacun découvre une plénitude jusque-là insoupçonnée, une douce volupté « qui n’avait pu se produire » que dans un autre lieu « fantomatique et irréel ». Ce double éveil au monde et à l’autre -favorisé par le rejet d’une société bourgeoise et cartésienne- est une éclatante victoire de la solidarité contre l’individualisme, de la bonté contre la tentation du désespoir. Il trouve sa parfaite illustration par cette belle phrase citée en exergue : Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer.
Eveils
Gaïto Gazdanov
Traduit du russe
par Elena Balzano
Viviane Hamy
156 pages, 119 FF
Domaine étranger L’heur du réveil
janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25
| par
Philippe Savary
Gaïto Gazdanov décrit l’étrange destin d’un homme qui trouve dans le dévouement porté à l’autre sa plénitude existentielle. Eloge de la bonté.
Un livre
L’heur du réveil
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°25
, janvier 1999.