Ça m’a même pas fait mal, le deuxième livre1 de Manuel Joseph est un livre qu’on pourrait dire illisible. Illisible parce qu’imprimé sur fond de couleurs vives, criardes. Illisible parce qu’aveuglant. Parce que perçant des trous à la place des yeux. Creusant des trous à même l’innommable du récit de l’enfance martyrisée, enfance massacrée de faits divers qui touchent à l’intime, histoires ordinaires de l’insoutenable qui d’être ainsi ressassées, répétées en distorsions obsédantes, donnent matière à nos pires cauchemars.
Ce livre nous raconte des contes d’enfance à sa manière, coupante. Non pas « il était une fois » mais « quatre fois en moins ». Histoire de doigts coupés, de mains atrophiées. Amputations. Le texte est amputé. L’enfance est l’inachèvement d’une conscience morcelée, d’un corps en morceaux, d’un monde disjoint où le corps n’a pas d’image. L’enfance est la proie d’une monstruosité qui opère à même le texte : « et il aurait dit que le sexe s’emballe ainsi soit-il que le texte s’empale très très loin ».
Rien à décrire du viol d’une enfant, juste un trou à creuser dans le corps du texte et que dans ce trou passe la matière monstrueuse de ce qui résiste à toute figuration, à toute symbolisation. Matérialité de néant. Anéantissement de soi et de l’autre dans le mélange incestueux. Plus rien ni personne n’est plus à sa place. Tout s’emmêle dans cette écriture terroriste. Terroriste en ce qu’elle ne propose au lecteur aucune mise à distance, aucun code de lecture. En ce que par sa rapidité à tout mélanger elle ne nous laisse plus aucun repère, nous amenant à lire dans une brutalité des phrases tissées d’autres phrases, des images coupées d’autres images, procédant par surgissements, se court-circuitant sans cesse. La syntaxe y est comme fondue, elle tombe dans le trou avec le reste, se mélange aux restes, à ce qu’il reste quand il n’y a plus rien, quand dans la perforation violente du corps ne reste plus que le sang à couler, que les vomissures à s’éjecter, que le gluant, « glaire de chair cassée », déjections qui donnent à la langue sa consistance.
La violence textuelle est sexuelle, mais politique aussi bien. La guerre continue. Klaus Croissant, la bande à Baader, des prisonniers politiques irlandais traversent le livre. Violence carcérale. Isolement. Cellules où plus rien ne différencie le jour de la nuit. Enfermement dans l’intérieur du trou. Le scandale de Ça m’a même pas fait mal ne réside pas tant dans le choix des sujets qu’il aborde, que dans ce qu’il en fait, dans ce qu’il nous fait, brouillant notre lecture au point vertigineux d’une confusion très menaçante : « Mes vestales de l’anal sont mes vestiges de l’enfance ». Régression ici n’est pas qu’un mot.
Étrangement, à l’étrangeté d’une mise en page qui vient en quelque sorte parodier, détourner le format d’un livre pour enfant, s’ajoutent ici les très belles photographies de Jean-Luc Moulène. Images d’enfance rêveuse. Inquiétante étrangeté de ces images. Silences de la photographie. Tandis que le texte ne cesse de crier. Tandis qu’à continuer de lire ce livre somptueusement irrecevable, on ne cesse de retourner au mutisme énigmatique de ses images. Pour respirer. Pour voir un peu le jour.
Ça m’a même pas fait mal
Manuel Joseph
Al Dante
121 pages, 27,45 € (180 FF)
1Après Heroes are heroes (POL, 1994)
Poésie Obsession textuelle
décembre 2001 | Le Matricule des Anges n°37
| par
Xavier Person
Faux livre pour enfant, le texte de Manuel Joseph est un vrai texte d’enfance et d’horreur. Il avance par ruptures, par coupures. L’innommable y déferle, nous submerge.
Un livre
Obsession textuelle
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°37
, décembre 2001.