En exergue de Un Monde existe, Stéphane Bouquet cite trois vers de William Carlos Williams : « Outside/ Outside myself/ There is a world ». On peut prendre cette citation au pied de la lettre : elle désignerait le point de fuite du livre qui s’ouvre là et qui, effectivement, va assembler un monde sous la forme de visages aperçus, de silhouettes, de personnages aux biographies réelles ou imaginées, -d’une foule en somme. Mais il faut tout autant situer ces trois vers, par rapport au titre du livre d’où ils sont extraits, Paterson, une ville industrielle américaine, dont le nom peut aussi s’entendre comme Pater et son, le père et le fils. Après tout, le film La Traversée dont Stéphane Bouquet était le scénariste et l’acteur principal, était déjà le récit d’un jeune homme à la recherche de son père, comme il semble être ici à la recherche d’un monde dont le sens s’est perdu.
Paterson est l’une des incarnations les plus abouties dans la seconde moitié du XXe siècle du poème épique, avec sa prolixité d’anecdotes, de personnages, de mythologies quotidiennes, restitués par le jeu baroque des écritures croisées -poème, prose, échange épistolaire, etc. Stéphane Bouquet semble vouloir en prolonger la perspective lorsqu’il écrit à la première page de son livre : « Il y a un peuple : ou au moins il y a l’espoir d’un peuple, d’une affluence, faite de gens et de passé et de mémoire contenus dans les livres et des fois dans des corps vivants : et on monterait dedans, on serait compris dans le mouvement général. Et c’est le monde ». Or en fait, il délaisse cette visée, ou ne la suit que de loin : de l’histoire, il ne parvient à retenir que quelques butes témoin, des scènes de la guerre du Viêt-nam pour la plupart, dont l’absurde violence semble s’être diluée dans la répétition monotone de l’universel carnage.
Il y a là une vision du monde qui s’accompagne d’une certaine éthique du détachement. Sans réellement s’en accommoder d’ailleurs, comme en témoigne le lyrisme grave qui sous-tend ce livre : si l’individu n’est plus qu’un atome pulvérisé d’un corps social ou historique pulvérisé, lui reste encore le rêve du corps des amants. « Le kiosque à journaux affiche/ un monde qu’ici ne contient pas », écrit Stéphane Bouquet, vaguement tenté dans le poème d’où ce vers est extrait d’écrire sur l’actualité, et qui finit par rêver avec mélancolie aux corps engloutis des sous-mariniers du Koursk, mais on suppose aussi avec humour, aux êtres à venir, « pourvoyeurs de baisers », obtenus par clonage.
Dès lors, plus que William Carlos Williams, c’est le poète grec Cavafy qu’il faut invoquer, et c’est bien lui d’ailleurs qui hante ces pages, où le monde n’est plus que le décor du désir amoureux, de son manque, de la peur qu’il conjure, ou de l’ennui auquel il remédie. Un monde existe est ainsi un autoportrait en miroir où, à la mélancolie, à l’ennui, à la maladie exposées dans la séquence intitulée, La vie de chaque jour, répond le désir d’amant que suscitent les silhouettes des hommes, notamment réunis dans la séquence Ce qui demeure. Est-ce bien tout ce qui demeure ? On peut fortement en douter. Après son premier livre dont le titre In anno aetatis renvoyait explicitement à la formule romaine gravée sur les tombes qui signifiait « mort dans l’année de cet âge », Stéphane Bouquet poursuivrait ainsi un autre deuil : celui d’une communauté de destin à laquelle on pourrait appartenir, si son sens, comme dans ces pages, n’était pas devenu introuvable.
Un monde existe
Stéphane Bouquet
Champ Vallon
99 pages, 12 euros
Poésie L’utopie introuvable
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Renaud Ego
Deuxième livre de poèmes de Stéphane Bouquet, Un Monde existe est un autoportrait dans le miroir défait d’une histoire en panne qu’éclaire à peine le rire des amants.
Un livre
L’utopie introuvable
Par
Renaud Ego
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.