Quelque bourgeois italien, au début du dernier siècle, se retrouve seul, dans un fauteuil devant la cheminée -sa femme et sa fille sont allées au théâtre- le voilà forcé de penser. Défilé des images, association des mots : il bat la campagne, sa conscience semble se laisser envahir, l’obscénité menace, la folie s’approche. Rien d’halluciné pourtant, le cadre demeure domestique et paisible, cet homme ne deviendra pas fou, il aura seulement fait l’expérience du désordre cru d’un cerveau livré à lui-même. Edmondo De Amicis (1848-1908), officier devenu journaliste et écrivain -dont on peut lire également, chez le même éditeur, des Effets psychologiques du vin- nous livre ici des pages en même temps troublantes et savamment ironiques, annonçant, dès 1907, plutôt les monologues du Zeno de Svevo ou les personnages ainsi déraisonnants de Pirandello que la logorrhée hystérique de Molly Bloom dans Ulysse.
L’élégance de l’écriture, l’acuité des notations -il faut sans doute saluer le travail du traducteur- témoignent d’un regard attentif et d’une volonté de démystification, comme voltairienne : deux mouches dialoguant mettent à nu les rites et dissimulations d’une famille bien-pensante, une phrase de dix-huit lignes tente de circonvenir les rets où nous piège la politesse -ainsi de « ce souhait si fâcheux qui contraint la personne qui éternue à remercier juste au moment où elle s’empresse de porter remède à ce petit accident ou s’efforce d’en prévenir un autre » ! De même il essaie de décrire ce qu’est un visage pour qui, véritablement, tâche de le regarder : la plupart devraient provoquer « de la répugnance et de la peur », d’autres sont des paysages ou des champs de bataille, d’autres enfin des « enseignes mensongères ». Et pourtant il sait aussi, mélancolique, comme Barthes dans La Chambre claire, s’attarder sur un visage disparu, survivant sur une photographie, un de « ces visages blanchis par la mort ».
Le Cinéma mental
Edmondo De Amicis
Traduit de l’italien par Charles Dupré
L’Anabase
96 pages, 10 €
Domaine étranger Troublantes projections
janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42
| par
Thierry Cecille
Un livre
Troublantes projections
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°42
, janvier 2003.