On connaissait Ludovic Janvier poète, romancier, nouvelliste, on le savait commentateur de Beckett, le voici en ivrogne d’eau, en prosateur de la soif, en phraseur de rivière. « J’attends d’une rivière qu’elle bouge en moi, cette écurie d’Augias, qu’elle emporte de moi tous les entassements, tous les encombrements, qu’elle me lave de mes blocs, à chaque instant qu’elle m’ouvre et me passe au travers ce glaive de lumière et de flux qui vous vide et vous lave et vous rince depuis les tripes jusqu’à la cervelle (…) jusqu’à la voix qui parle et jusqu’au souffle qui respire, lège, net, clair. » En dix-sept parties et une coda, sa voix nous embarque comme une eau qui emporte, un itinéraire s’ébauche, dans le compagnonnage de l’azur et de la lumière, entre souvenirs et murmures de l’être. « Machines à reflets et à rêverie », les rivières viennent souvent à nous par des noms qui font « dans la langue des apparitions de fiancées ». Ces noms, ces rivières, le poète veut qu’on les voie, qu’on les entende, qu’elles trempent sa voix ou qu’elles l’enchantent… Dire la Juine, l’Albe, chanter l’Ouette, « savoir où se cache l’Elle, où est la source de l’Apance et la Méholle, où elle fraie son beau chemin ? »
C’est que dès qu’il y a rivière, il y a fuite, murmures, moires et reflets. En musicien des syllabes, en amoureux des e muets et des eaux muettes, la voix de Ludovic Janvier descend des eaux mémorielles, dérive parmi douceurs d’autrefois et ombres enfuies, louvoie entre éclats et commotions soudaines. Mouvement d’abandon qui brouille les limites, suscite échos et élans. Suite de fluctuations ophéliennes où l’on croise les figures de Bachelard ou de Monet (qui « trempait être et pinceau dans sa belle eau à nymphéas »), celles de musiciens (« il y a toujours une rivière qui voyage/ lente à la surface des mélodies »), ou celle de Robert Louis Stevenson qui parcourut en canoë les eaux de France et de Belgique, sans oublier celles de ces jeunes filles qui n’aiment l’eau que pour y mourir.
Voyage qui peut aussi virer au vertige quand on songe que la rivière « pour l’œil et pour la pensée, c’est l’écart même. Elle seule court l’espace-temps en proposant le toujours-là de sa présence. Elle seule est en même temps (en même espace) là-bas et ici, passant et ne passant pas ». Rivière qui alimente le moulin de la langue, draine, collecte les ruissellements de l’âme, fait cortège à notre langue, ce français qui « parle un pays d’eau douce » et dont le phrasé de la voix de Ludovic Janvier a su retenir le subtil mélange de caresse et de rêverie. Parole nue coulant à fleur de ligne pour dire ce qui rend l’instant unique ou ce qui fait qu’on a parfois l’envie de « tout balancer à la baille », ou de « pousser vers l’eau tous les petits maîtres penseurs, non pour les noyer mais pour les faire taire (…), les m’as-tu vu de l’image et de l’opinion, les épiciers du sens de l’Histoire, les navigants de la vidéosphère, les impatients du prêt-à-savoir, les ludions du fait accompli (…), avec obligation de dévisager le cours du rien qui coule, du rien qui court, du cours qui coule… »
Un livre qui, entre ressourcement initiatique et bribes de chanson pour les sirènes, double les rivières de ses coulées de mots où s’entend le « plain-murmure » d’un chant tantôt très tendre, tantôt désespérément lucide.
Des rivières plein la voix
Ludovic Janvier
Gallimard/L’arbalète
328 pages, 20 €
Poésie Jusqu’à plus soif
mai 2004 | Le Matricule des Anges n°53
| par
Richard Blin
En suivant la parole d’eau de Ludovic Janvier, s’ouvre un chemin d’hypnose entre sources et sortilèges.
Un livre
Jusqu’à plus soif
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°53
, mai 2004.