Qu’attendez-vous de votre lecteur, cher Hubert Lucot. À cette question que vous pose Didier Garcia dans le N° 45 du Matricule des anges, vous répondez ceci qui vous expose : « J’attends qu’il me révèle, puisque l’inconscient a une aussi grosse importance, qu’il me révèle des relations agréables ou désagréables que je n’ai pas faites, voilà ce que je pourrais attendre de mon lecteur. » Alors on y va ? Comment y aller ? C’est la question que d’une certaine manière pose votre livre ? Comment faire que ça vienne ? Comment trouver le passage ? Quelque chose est barrée, de la première page, avec la robe de chambre en soie « BARRÉE » de Georges Maurre qui se meurt (on imagine d’un cancer à la gorge), à la dernière page où vous évoquez, à la fois ce « garde-barrière fantomatique », à la fois ce néant qui progresse, néant matériel de la guerre (d’Irak), du monde comme il va mal, en ce « seuil final » qu’il reste donc à franchir à l’agonisant ou à celui qui va jouir, à celui qui en attente du néant se tient dans le monde au bord du monde. À la fin de votre livre nous rappelant donc « l’importance de la barre qui (…) marque l’interdit, l’achèvement et la mort dans l’extrême pâleur. » La mort barrée ? L’inaccessible tout, au sens de pouvoir tout dire, pouvoir en disant se déprendre de tout discours, de tout ordre du monde et des mots, toute intrigue et toute description, toute organisation spatio-temporelle ? Le tout, si proche du rien que le néant guette l’écriture qui cherche à tout dire, d’une vie ou d’un instant, au jour le jour de votre journal romanesque des années de guerre, de rupture, de ruine ? La mort se barre ? La gorge de Georges se noue ? Quelque chose ne passe pas. Cela n’avance pas. L’éjaculation, page 90, encore une fois ne vient pas, comme on le disait, il y a 45 ans, au sujet de la guerre d’Algérie : « C’est bloqué ? Ça n’avance pas. »
Une porte étroite, une brèche se cherchent dans des phrases, cf. page 59 : « Mère absente, l’isolement de père souligne l’exiguïté du passage. » Quelle est cette étroitesse ? Quelle origine du monde au bout du monde en son milieu ? Quelle attente d’elle « la belle, née de RIEN, du « néant d’elle », rien ou néant n’étant pas au bout, mais dans le milieu même » ? Dans le milieu de la femme son absence, en sa présence même aussi bien, ce à quoi dans l’amour elle nous invite : « La Chute La vie », voyez-vous écrit dans cette chambre d’hôtel où commence votre grand amour, alors que votre phrase ne cesse pas ce mouvement même d’y sombrer, en sa chute, par l’opération du néant qui est la mort dans la vie, pour que ça vienne, que ça jouisse, que ça passe de la mort vers la vie. « Ce néant virtuel me donne une excitation ». Ouvre un passage à la phrase ce qui dans les virtualités du possible fait une béance. S’écrit le livre qui tout aussi bien aurait pu n’être pas écrit. Existe la femme aimée, que vous auriez pu ne pas rencontrer, dont l’absence aurait pu signifier le néant de l’œuvre.
« Souvent un vertige m’emporte dans une négativité ainsi traduisible : « L’air ou le sang se retire. » » Chute la vie ? De quoi s’agit-il ? Quel est l’objet du livre ? L’objet n’est pas là où on le cherche, il se désigne d’abord par son absence à sa place (ainsi d’un rasoir, page 85, objet par excellence négatif qui en l’occurrence n’est pas là où il devrait être, ainsi d’un stylo oublié page 92 sur la table de l’auteur, ainsi des dizaines de pages écrites hors du livre en pure perte, ainsi surtout du bras du mystérieux dentiste manchot apparu au lieu même de l’amour, en cette ville où le père pénétra le premier l’étroitesse de la brèche). Quel est de ce vertige l’objet ? Quel est ce vertige ? Diagnostic : « La thèse des spécialistes : mauvaise oreille interne depuis la naissance. » À l’intérieur de ce qui au corps désigne une absence, en ce trou par où passent les sons, les mots, dans la gorge barrée de Georges aussi bien, à l’intérieur, dans l’objet comme absence, dans ce néant d’objet, en ce bord du monde à l’intérieur. « Mon hypothèse, poursuivez-vous : des formations compensatoires avaient rétabli l’équilibre ; les usant, la sénescence a mis au jour le nouveau-né. »
Mon hypothèse, cher Hubert Lucot, c’est que dans leurs déformations parfois vos phrases rendent un peu du monde et de nous-même à leur désordre qui est notre liberté, notre vertige, elles ouvrent au monde une origine. Mon hypothèse tourne autour de la jouissance de vos phases, de leur puissance ou de leur impuissance, de leur adresse à ne rien saisir au bout du compte. Mon hypothèse ne saurait dire l’objet de vos phrases. Car un écrivain est un dentiste manchot, il opère à même le trou de la bouche ouverte, de son seul bras valide il va chercher dans la bouche à nous opérer du néant. De son bras manquant que fait-il sinon s’appuyer sur ce néant même ? Vous me suivez ? Vous ouvrez grand la bouche ?
Opérateur le néant de Hubert Lucot, P.O.L, 185 pages, 18 €
Courrier du lecteur Lettre au néant
mars 2005 | Le Matricule des Anges n°61
| par
Xavier Person
Le néant est l’opérateur dans le dernier roman d’Hubert Lucot, ce n’est pas rien ?.
Un livre
Lettre au néant
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°61
, mars 2005.