Ne nous fions pas à la lassitude du narrateur, son ton désabusé, son fatalisme pseudo-philosophique, son goût amer du ressassement qui entachent les premières pages de ce roman. Bientôt, La Route d’Ithaque quitte les ratiocinations et le piètre nombril du narrateur, pour croiser le monde qui l’entoure, si décevant soit-il. On comprend peu à peu qu’une glauque histoire de drogue lui a valu la prison, là-bas, en Uruguay. Comme son auteur, qui a quitté son pays après avoir été incarcéré et torturé par le régime militaire, il tente l’exil en Suède. Monde meilleur ? Une femme, un foyer, deux enfants d’un premier mariage de la belle, l’attendent. Serait-ce sa Pénélope ? Mais incapable d’assumer la sécurité d’une assommante et routinière vie petite-bourgeoise sans compter la langue rebutante il va fuir. D’abord pour trouver la communauté des immigrés, ensuite pour retrouver à Barcelone la langue espagnole.
Le moindre intérêt de ce récit sans misérabilisme n’est pas de brosser un tableau sans indulgence ni complaisance politiquement correcte du milieu de l’immigration. Latinos, Asiatiques, Polonais ou Éthiopiens ne se font pas de cadeau. Ils cultivent leurs haines raciales, leurs délires politiques, ils s’entretuent pour des parcelles d’influence et de magots, pire que le monde scandinave doublement froid qui ne les accueille qu’avec la plus grande prudence, voire en les exploitant. Notons que la compagne provisoire et abandonnée de notre Vladimir, elle, fait preuve d’une grande humanité, même si elle n’est guère capable de comprendre son rejet fataliste de la société, son errance improductive… Plus loin, à Barcelone, il rejoint « la place la plus canaille de toute l’Espagne ». Partout « métèque », il s’enfonce, non sans un narcissisme de la déréliction, parmi les marginaux de tous poils et de toutes drogues, jusqu’à la folie…
Moins qu’une quête, il s’agit d’une fuite. Cette « littérature de pauvreté » selon les termes de l’auteur, et bien dans la lignée de Juan Carlos Onetti, autre écrivain d’Uruguay, confine au nihilisme du désenchantement. On pourra ne pas adhérer à cette anti-éthique, mais on devra reconnaître à Liscano un certain talent évocatoire, une prenante mélancolie. Roman de l’inadaptation, aussi bien métaphysique que sociale et politique, La Route d’Ithaque, faute d’autre référence à Homère, reste une odyssée contemporaine pour laquelle il n’y a que le chemin, ses embûches, ses déceptions et aliénations, et jamais d’Ithaque.
Liscano est peut-être un nouvelliste plus incisif. Parmi un ensemble, certes inégal, où l’on discerne une fois de plus l’influence d’Onetti puis celle Kafka, voire Borges ou Camus, on est frappé par la variété de sa palette littéraire. Ces récits sont tantôt policiers, tantôt humoristiques, tantôt de l’ordre du monologue poétique… Il est cependant un peu facile (dans « Le gardien ») de confronter mendiant et vigile d’une alimentation de luxe pour les lier dans la même précarité. Heureusement le souffle vertigineux de l’absurde emporte ce récit dans lequel un prisonnier et son juge sont complices jusque dans la sujétion partagée aux tyrannies, fussent-elles administratives et légales. Seules l’autodérision et l’écriture, cette ironie constante envers les systèmes politiques, permettent au « Rapporteur » du récit-titre d’imaginer une échappatoire. Ce journal imposé par les tortionnaires mène-t-il au roman fantasmé ? « On accepte ce qui est tragique, tout le reste n’est que littérature ». C’est ainsi qu’il fuit et domine les outrages d’un emprisonnement sans autre motif que le caprice de la dictature.
Carlos Liscano a vécu dans sa chair ce que Kafka avait vécu dans les pages de son Procès ; reste à savoir s’il n’a ajouté qu’une honorable variante, ou s’il a innové en y glissant une intonation ludique bien à lui…
Carlos Liscano
La Route d’Ithaque
Belfond
324 pages, 19,50 €
Le Rapporteur
et autres récits
10/18
256 pages, 5,90 €
Traduits de l’espagnol (Uruguay) par
Jean-Marie Saint-Lu
Domaine étranger La fuite du prisonnier
mars 2005 | Le Matricule des Anges n°61
| par
Thierry Guinhut
À travers un roman et quelques récits, l’écrivain uruguayen Carlos Liscano s’échappe dans une quête sans apaisement autre que l’absurde.
Des livres
La fuite du prisonnier
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°61
, mars 2005.