Je porte en moi tous mes visages passés, comme un arbre ses cernes. C’est leur somme qui fait de moi ce que je suis. » Né en 1931, le poète suédois Tomas Tranströmer, dans cet unique ouvrage en prose, cette transcription de réminiscences, nous donne à voir quelques-uns de ces visages qui éblouissent, ceux des balbutiements, des commencements de l’art. Mieux connu dans la francophonie depuis la parution de ses œuvres complètes, intitulées Baltiques, d’abord au Castor Astral puis au format de poche à la Nrf, l’auteur a été traduit à ce jour en cinquante-cinq langues.
Publiée en 1993 et parue récemment en français, cette trace d’abord laissée à l’intention de ses deux filles, Tomas Tranströmer ne souhaitait pas la confier au public. Aussi il y parlera tout bas, et nous cheminerons lentement, à pas feutrés, dans ce bref récit d’impressions et d’événements premiers, avec le sentiment d’être privilégié.
Le monde bigarré des Baltiques, où se côtoient les étendues de neige, les arbres, le silence de la terre (ces choses si tranquilles qu’elles en seraient presque agaçantes à la lecture), mais aussi, heureusement et magnifiquement, la saleté et le vacarme des villes, nous le trouvons ici, dans ce carnet, à la naissance.
« J’essaie de me souvenir, j’essaie d’aller jusque-là », nous glisse à l’oreille le poète en quête d’origines. Nous le voyons tout petit en couverture en compagnie de Karin Spinna, cette poupée qui sera, dans le jeu, non sa fille, mais son amie, sa « petite chérie ». À Stockholm, encore très jeune, ses parents divorcés, il ira vivre seul avec sa mère au 57 Folkungagatan. Il se souvient de l’exquise domestique, de ses dessins à lui, sorte de « sténographie de personnages » aux mouvements frénétiques. Puis ce sera Frescati et son Musée d’histoire naturelle toutes les deux semaines, puis le Musée du rail de Stockholm plusieurs fois la semaine, et le Musée national. Ainsi Tomas, à 9 ans, est zoologiste amateur parmi les adultes. Il a droit à des sections interdites au public, à de longues discussions sur les mollusques, à des rencontres érudites. Jusqu’à l’âge de 15 ans, à la maison de campagne sur l’île de Runmarö, il collectionnera les insectes avec un profond intérêt. Portant avec lui l’odeur de l’éther sulfurique, il fera l’ « expérience du Beau sans vraiment le savoir. »
Passionné de l’Afrique, il lira des heures durant, debout entre les rayons de la bibliothèque de la Maison du citoyen, et le soir dessinera lui-même des cartes de ce continent pour reporter des kilomètres d’itinéraires imaginaires sur les forêts suédoises de Runmarö.
Nous n’aurons droit qu’à une esquisse des débuts littéraires de l’auteur, de ses premières influences, du temps des perturbations adolescentes. À entendre ses compagnons de classe, à la demande du professeur, traduire à haute voix des vers latins d’Horace, dans cette oscillation entre lyrisme et phrasé sans musicalité, lumière sera faite, et tout sera dit en ces quelques lignes : « Cette alternance de banalité absolue et de sublime plénitude m’apprit quelles étaient les conditions de l’existence. Quelque chose pouvait s’élever dans les airs grâce à la forme (La Forme !). »
Il y a une vérité fragile dans l’évocation de ces souvenirs, que viendra éclairer la postface de Jacques Outin, soigneux traducteur de l’ensemble de l’œuvre. Nous sommes ici en marge de la poésie, dans sa composition. Déjà, dans l’enfance, nous avons le voyage et la quotidienneté, le tendre et la dureté, aspérités du paysage et du ressenti, et ce qu’ils provoquent d’imaginaire sera projeté en déconcertantes métaphores et observations qui fondent la particularité des créations de Tranströmer. Nous sommes ici dans le secret de celui qui « n’invent(a) jamais rien » que la forme de perceptions très sensibles d’extrémités contemporaines.
Les souvenirs
m’observent
Tomas Tranströmer
Traduit du suédois
par Jacques Outin
Le Castor astral
101 pages, 14 €
Poésie Expérience du Beau
juillet 2005 | Le Matricule des Anges n°65
| par
Hélène Pelletier
Les impressions premières en prose du poète suédois Tomas Tranströmer : une invitation dans les coulisses d’une composition de la Forme.
Un livre
Expérience du Beau
Par
Hélène Pelletier
Le Matricule des Anges n°65
, juillet 2005.