Le verdict du politiquement correct, avec son révisionnisme totalitaire, est prévisible : Chostakovitch ayant signé une symphonie (la onzième) intitulée Mille neuf cent cinq, une autre (la septième) glorifiant la résistance martyre de Léningrad, quelques cantates en l’honneur des conquêtes du travail soviétique et des musiques de films fortement teintés de propagande, son compte est bon, il fait partie de ceux qui s’illusionnèrent sur « l’avenir d’une illusion » et à qui l’avenir, précisément, donna tort. Il suffit pourtant d’écouter les sarcasmes dissimulés sous certains scherzos sataniques ou les confidences mélancoliques de certains quatuors pour s’interroger : est-ce bien là la musique héroïque et optimiste qu’il était de mise de produire, sous peine, au mieux, du silence, au pire, du goulag et de la mort ?
Volkov, pour mettre au jour les tourments et les périls que dut affronter le compositeur afin, simplement, de pouvoir continuer à créer, choisit le grand angle : il remonte le cours de l’Histoire jusqu’aux relations entre Pouchkine et Nicolas 1er et ouvre la perspective sur les destins multiples et souvent tragiques de contemporains, de Prokofiev à Akhmatova, d’Eisenstein à Boulgakov. En ouverture, l’hypothèse de départ est celle-ci : l’artiste, face au pouvoir despotique, aurait à sa disposition trois masques (trois personae dirait Eliot), celui du « iourodivy », du « fol en Christ », de l’innocent, bouffon dénonciateur et pourtant intouchable, puis celui du Chroniqueur, témoin modeste et cependant imperturbable, et enfin celui de l’Imposteur, se rapprochant, grâce à son génie mais à ses risques et périls, de l’épicentre du pouvoir. Pouchkine, ainsi, se voit comblé de la faveur de Nicolas 1er, qui veut utiliser sa gloire poétique et le museler tout à la fois, avant que de préférer le voir mourir dans un duel, Maïakovski, défendant en 1923, avec le « Front gauche de l’art », un futurisme formaliste, se fait ensuite le héraut encensé d’une culture prolétarienne plus accessible, avant de choisir le suicide et Staline prévient, à propos de Pasternak : « C’est un bienheureux, un habitant du ciel, n’y touchez pas », mais l’attribution du prix Nobel pour Le Docteur Jivago le transforme en paria… Chostakovitch connaît de semblables épreuves : en 1936, à l’époque où des milliers d’intellectuels et d’anciens cadres du parti sont fusillés ou prennent le chemin de la Sibérie, il est dénoncé par Staline lui-même (qui n’hésitait pas à prendre la plume, dans un style inimitable ici analysé avec ironie par Volkov) pour le « galimatias musical » de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk, mais il reçoit, en 1941, le prix Staline pour son Quintette pour piano peut-être son « œuvre la plus parfaite et la plus harmonieuse » avant de servir de symbole de la lutte antifasciste jusqu’en Amérique avec sa Septième symphonie et pourtant en 1948 il sera de nouveau accusé de vouloir « détruire, comme Erostrate, le temple de l’art » !
Chostakovitch doit donc ruser, dissimuler mais, ainsi cryptée, sa musique nous parle aujourd’hui d’emblée, comme si le masque, avec le temps, était tombé : nous pouvons entendre la tragédie sous l’éloquence feinte, l’angoisse sous l’apparat du triomphe guerrier, la marche funèbre sous le rythme militaire. Face à lui, le portrait de Staline ici tracé n’est pas le moindre des intérêts du livre : intelligent mais versatile, habile mais parfois pris au dépourvu, bien éloigné des caricatures de l’Ukrainien mal dégrossi qui traînent ça et là, il demeure un mystère que nous approchons un peu, partageant cette terreur sacrée qu’il inspirait et entretenait sans doute. Chostakovitch y résista avec ses armes car, comme le dit magnifiquement de Mandelstam sa veuve Nadedja, « l’homme doté de liberté intérieure, de mémoire et de peur, est la brindille qui modifie la direction du courant. »
Chostakovitch
et Staline
Solomon Volkov
Traduit du russe
par A.-M. Tatsis-Botton
Anatolia/Le Rocher
357 pages, 22,90 €
Domaine étranger Face à l’abîme
juillet 2005 | Le Matricule des Anges n°65
| par
Thierry Cecille
Racontant trente ans d’une confrontation ambiguë et périlleuse entre « l’artiste et le tsar », Solomon Volkov dépeint une véritable fresque d’histoire culturelle.
Un livre
Face à l’abîme
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°65
, juillet 2005.