Je ne sais si nous avons dit d’impérissables choses : anthologie des Cahiers de la Petite Dame
Que pouvons-nous donc trouver à la lecture de ces centaines de pages qui décrivent, attentivement, au fil des jours, les épisodes amoureux, les rencontres intellectuelles, le travail de la création, les affres spirituelles, la maturité puis le vieillissement d’un écrivain qui, de son côté, a offert à la curiosité des lecteurs, et ce dès son vivant, les deux mille pages de son propre Journal ? Ajoutons que la figure de Gide, comme son esthétique ou ses préoccupations, se sont, dirons-nous par euphémisme, éloignées de nous… Laissons la parole à Maria van Rysselberghe, qu’on surnommait alors la Petite Dame : « Comment faire sentir l’exaltation, l’effervescence qu(e Gide) provoque dans nos esprits, dans nos cœurs, le rayonnement de son génie, sensible aussi dans le domaine de la vie ; cette faculté qu’il a d’incliner les êtres vers leurs plus belles possibilités, ce respect du moindre facteur authentique. Il est comme le foyer où tout devient. Il est tout un monde, dont je voudrais ne rien laisser perdre. »
Voici donc un voyage au long cours : la Petite Dame rencontre Gide dès 1899 mariée alors à Théo van Rysselberghe, peintre post-impressionniste, elle a eu une liaison amoureuse avec Verhaeren. Quelques mois après la mort de Théo, en 1928, Gide et elle décident, d’un commun accord, de devenir voisins, au 1bis, de la rue Vaneau, qui deviendra alors Le Vaneau pour le cercle variable des intimes. S’y croisent, en effet, Elisabeth, fille de Maria, qui, « un dimanche de juillet, au bord de la mer dans la solitude matinale d’un beau jour », conçut, pour Gide, l’enfant qu’il n’espérait plus, sa fille Catherine et Roger Martin du Gard, Charles du Bos, Marc Allégret, puis Pierre Herbart, romancier de qualité redécouvert depuis peu, communiste engagé prenant les armes pour les Républicains espagnols, et Malraux, Groethuysen… Bien sûr on y parle de religion, de morale, d’esthétique et de littérature, Gide écrit Corydon, Si le grain ne meurt puis Les Faux-monnayeurs, dans une alternance d’enthousiasme et d’abattement, doutant toujours de ce qu’est, pour lui, le roman. La relation pédérastique au sens socratique du terme avec le jeune Marc Allégret s’inscrit en parallèle (« Les extrêmes me touchent » affirme Gide dans une formule célèbre) de l’amour douloureux, tout de silence et de masochisme, qui le lie, jusqu’à la mort de celle-ci, à son épouse Madeleine. Les aventures plus épisodiques ne manquent pas : « Une sensualité si profonde, si exigeante, si irrésistible (…) gouverne une part de sa vie, et semble parfois comblée si aisément, si légèrement, et si rapidement se transpose en exaltation. » Nous suivons, en 1925, les préparatifs puis le retour de son voyage au Congo, et, en 1936, celui qui le mènera en URSS d’où il reviendra désillusionné, attristé même d’avoir vu sombrer cette utopie. Face à ces tours et détours de Gide, la perspicacité de la Petite Dame n’est jamais prise en défaut : « Notre amitié était faite d’attrait, de confiance absolue, mais aussi de résistance (…) jusqu’au bout notre affection est demeurée vivante, j’allais dire : armée. » C’est surtout dans les portraits qu’elle excelle : qu’il s’agisse de rapides croquis de Gide, « coiffé d’un bonnet de coton qui tient tout droit sur sa tête, un châle vert autour des épaules, et tout drapé dans un grand burnous bleu (…) l’air de je ne sais quel terrible père Ubu » ou d’évocations plus amples de ceux qu’elle estime. Nous admirons alors la sagesse rassérénante et l’humanité discrète de Martin du Gard ou la vivacité éblouissante mais sympathique de Malraux. Elle sait mordre aussi : Aragon lui « fait penser à un serpent », « très inhumain, c’est ainsi qu’on imagine un inquisiteur. » Elle qui doutait souvent de réussir à rendre cette figure si complexe y est parvenue, ainsi que l’écrit Malraux dans sa riche préface : « Le journal de Gide est fait de ce qu’il ne dit pas à la Petite Dame ; la valeur des notes de son amie est faite de ce que Gide ne pourrait pas noter, car nul ne se voit sans miroir. »
Je ne sais si nous avons dit d’impérissables choses
Une anthologie des Cahiers
de la Petite Dame
Maria van
Rysselberghe
Folio
707 pages, 10 €