Jean Deichel, un matin, décide de rompre les amarres : hier fade bureaucrate (on n’en saura pas plus), il vide son porte-documents en lançant ses paperasses (feuilles volantes donc devenues, premier jeu avec les mots, il y en aura des dizaines, que souligneront les italiques) sur la Seine et magiquement nouvelle Pentecôte ? devient instantanément libre et disponible, inspiré, poétique et séducteur. Longues errances dans Paris, lectures, flirts et amour-passion. Une maladie (« recto-colite hémorragique » sic) se déclare car il faut bien que rôde ici l’ombre de la mort mais ne l’empêche pas de partir pour Berlin (où, bien sûr, « détruire, construire, quelle différence ? »), Varsovie (où, bien sûr, « la disparition elle-même a disparu ») et Auschwitz (où, bien sûr, il se remémore l’épisode du chant d’Ulysse dans Si c’est un homme). Cette échappée belle aurait pu être l’occasion de réelles découvertes et surprises mais nous n’aurons là que… des phrases. Le narrateur le ressent très vite (car sentiments et angoisses et méditations ne cessent de l’assaillir il faut remplir les 498 pages), il est désormais devenu un « corps de phrases » mais serait-ce une excuse ? « Phraseur » n’est pas l’épithète la plus élogieuse qui soit pour un écrivain.
Il bavardera donc tout ce qu’il vit, voit, pense (ou croit penser). Mais Yannick Haenel, par ailleurs co-fondateur de la revue Ligne de risque, a publié en 2005 un livre d’entretiens avec Philippe Sollers qui à son tour publie ce roman dans sa propre collection, modestement nommée « L’Infini » et nous nous trouvons donc dans les parages de cette incontournable grande figure tutélaire. Le bavardage se doit donc d’être relevé, l’enrobage devra avoir de la tenue. Il y aura donc nombre de citations controuvées pour la plupart et des références multiples (plus ou moins explicites, certaines étant réservées aux happy few, qui seront fiers de deviner, eux, que le peintre qui n’est pas nommé à la page 133 est Opalka…) : la femme aimée ne peut que s’appeler Anna Livia P. comme chez Joyce et danser pour Pina Bausch une Tabula rasa d’Arvo Pärt, un quelconque cabaretier doit connaître par cœur L’Odyssée et nous infliger ses vues sur la signification symbolique de l’épisode des Sirènes, l’hôtel choisi au hasard doit se trouver au-dessus de la librairie Shakespeare and co et la réceptionniste travailler sur Sade et lire Moby Dick, etc. Au moment où l’on se dit qu’il ne manque plus que Walter Benjamin (la mode germanopratine l’exigeant) le voici qui apparaît au détour d’une page, en photographie qui plus est, et accompagné bien sûr de… Celan ! Il y aura aussi de l’érotisme présenté bien entendu comme libéré et exultant et cela donnera, brutal, « les femmes qui savent branler le mieux sont aussi celles que la vie branle bien », ou, métaphysique, « un corps qui jouit se déplie dans toutes ses merveilles. il ne manque plus de rien. Au contraire, le rien s’ouvre à lui comme jamais. » À cela devront s’ajouter des réflexions sur l’art (le cri chez Bacon), sur le christianisme (qui ne devient véritablement essentiel que dans une société déchristianisée vieux refrain du Maître) ou sur les totalitarismes et les crimes de masse du XXe siècle (en associant bien entendu le nazisme au communisme, Furet a bien été lu).
D’aucuns parleront sans doute de post-modernité ou de post-romanesque, citeront L’Impureté de Scarpetta et invoqueront le baroque ou le surréalisme pour notre part nous préférons vous conseiller (le tic de parler au lecteur directement, comme amicalement, nous est venu au fil de la lecture pardonnez-nous) : passez votre chemin.
Cercle
Yannick Haenel
Gallimard
498 pages, 21 €
Domaine français Labyrinthe du vide
septembre 2007 | Le Matricule des Anges n°86
| par
Thierry Cecille
Œuvre-somme ? non. Pensum ? même pas. Cercle de Yannick Haenel n’est rien qu’un produit de confection de rentrée, bavardage « made in Paris ».
Un livre
Labyrinthe du vide
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°86
, septembre 2007.