Né Ginanni Corradini en 1890 et mort à Rome en 1982, Arnaldo Ginna n’était pas homme à se laisser enfermer dans un genre. Tout comme ses compères du mouvement futuriste, il aura tâté de tout : de la peinture au cinéma en passant par la photographie. Pour Bruno Corra, autre figure de proue du mouvement et accessoirement frère cadet de l’intéressé au civil, Ginna l’écrivain est, de ces « nouveaux artistes » que sont les futuristes, l’un des plus originaux, à preuve ces treize textes publiés en volume en 1919. Dans sa préface enthousiaste, Corra présente ce petit livre comme rien moins que « prodigieux ». Et ça l’est en effet. C’est prodigieux de dinguerie, d’humour et de trouvailles lexicales. Pour l’époque, oui, c’est prodigieusement hors normes. À qui ou à quoi comparé cette prose échevelée ? Sincèrement on ne voit pas. À l’écriture automatique des surréalistes français ? On est mollement convaincu. Pour vous donner une idée de ce qui vous attend, le mieux est encore de passer en revue le casting maison. Dans ces pages défilent un fakir bateleur qui veut fourguer une recette miracle contre les cors au pied, un capitaine « en chiffon, papier mâché, fil de fer rouillé, sucre et colle forte », des agents de la répression des fraudes qui se déplacent en patins à roulettes, une locomotive avec des petits petons à chaussette, un bull-dog qui parle, ou encore une petite vieille qui décolle à la verticale en gonflant ses jupons… Non, vraiment, ce Ginna est un peu fada et ses textes sont tout - rocambolesques, grotesques, cauchemardesques, ubuesques, abracadabrantesques - bref, tout sauf fadasses.
Menée tambour battant, à bride abattue, cette revue de pantins, de marionnettes, de freaks qui s’ignorent, apparaît comme l’illustration littéraire de la démarche futuriste : la radicalité au service de la créativité, de « l’activité inventive », pour citer un personnage de Ginna. Hyperactivité, même. Car le moins qu’on puisse dire, c’est que le cerveau d’Arnaldo turbine à plein régime. Entre les deux hémisphères de son encéphale s’établissent des passerelles, qui font communiquer, non sans étincelles, le pire et le meilleur. « Ma pensée tourne à une telle vitesse dans les gribouillis de mon imagination, et elle est attachée à de si frêles délicatesses de parfum à des vibrations tellement rapides… qu’elle ne me suit pas tout de suite ou que je ne la vois presque plus », avoue celui qui paraît être un double de l’écrivain. Le résultat, le voici le voilà selon Bruno Corra : « un pas décisif hors des carcans décrépits et croulants de l’innommable bon goût littéraire ». C’est lui qui souligne. Il se peut, en effet, que l’imagination débridée de Ginna ne soit pas du goût de tous. Peut-être bien. En attendant, et que cela plaise ou non, cette enfilade de fictions fantasmagoriques valent manifeste pour une créativité libérée. Freudien avant l’heure (dans les années 10 les futuristes ne connaissent pas encore Freud), Ginna joue les spéléologues du subconscient : « Mon esprit, plus que jamais voué à la fantaisie et à l’étrange, imaginait des choses surhumaines et des chimères sans fin ».
La lecture de ces treize morceaux d’anthologie est assurément euphorisante, mais pas seulement. Elle est aussi troublante. Il faut bien avouer que l’imagination caméléon de Ginna est fuligineuse. Au-delà du côté fable pour enfants, quelque chose, entre les lignes, travaille. Un rien au détour d’une phrase, une notation changent insensiblement la tonalité de certains passages. L’enchantement alors se teinte d’inquiétude ; tout devient plus ambigu. Peuplé d’ombres et de secrets, l’imaginaire de Ginna n’est pas si loufoque qu’il paraît. Les effets comiques ont tôt fait de virer sinon au tragique, du moins au grave. Des saynètes collapsus, des sketchs occultes, voilà ce que sont ces courtes proses. Qu’on le sache, ces Locomotives avec des chaussettes n’ont pas leur place dans un coffre à jouets. Comme toutes les choses précieuses et inquiétantes, mieux vaut les mettre au coffre-fort.
Les locomotives
avec des
chaussettes
Arnaldo Ginna
Traduit de l’italien par Monique
Baccelli
Éditions Allia
107 pages, 6,10 €
Histoire littéraire Abracadabrantesque
novembre 2007 | Le Matricule des Anges n°88
| par
Anthony Dufraisse
Inspirées, les éditions Allia exhument une perle littéraire futuriste, œuvre du fantasmagorique Arnaldo Ginna.
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Abracadabrantesque
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°88
, novembre 2007.