À l’extrême bord de l’être comme de la langue, la lumière aveugle et tend à effacer toute pensée. C’est une manière de fièvre blanche qui a des splendeurs d’éclipse et des relents d’échouage. Comment sortir alors de cette forme d’exil dans le blanc de la langue, redonner un ciel à ce qui a faim de naître ? C’est cette expérience que nous fait vivre Caroline Sagot Duvauroux. Avec l’obscur pour boussole, l’immémorial pour horizon et le vent de la mer grecque pour « outil syntaxique », elle nous embarque avec elle sur les radeaux d’Héraclite, ce philosophe d’Éphèse (540-480 av. J.-C.) qui a accompli « dans l’inachèvement ce que les poètes ont tenté par la suite », et dont ne subsiste plus aujourd’hui que quelques fragments où se devine une sagesse qui faisait du monde une unité dépendant d’un équilibre entre forces opposées - tout changement dans une direction amenant des changements dans l’autre.
Navigation hasardeuse - entre les sirènes du désir, l’appel des forêts et l’omniprésence du feu du ciel - sur l’eau-mère de tous les débuts. Dans cette arène aux dimensions du monde, l’objectif est de rendre organiquement perceptible le passage du rien au il y a. Processus qui suppose quelque chose comme le décryptage du morse de la pensée, ses errements, ses affleurements, son « effritement scintillant ». « Penser ne peut pas écrire en mots je me disais car les mots tuent ce qu’ils ne disent pas et penser veut aussi ce qui ne se dit pas ». D’où l’inconvenance et la force subversive d’une parole roulant sa syntaxe affolée et sa générosité euphonique, dans un état d’alerte constant. « Si penser écrivait serait en langue d’Héraclite exilée dans la pensée de Lao Tseu bougé par Bruce Lee. difficile. d’ailleurs c’est un peu ce qu’il fait Héraclite et c’est difficile. à comprendre et à pratiquer. une souplesse affolante de langue saisie dans la torsion. ça prend avant que tu aies mis ton grain de sel… »
Un mélange très personnel d’intuition, de possession, de passion. Un discours scandé par le point haut des Grecs, un texte qui arpente, digresse, ne cherche surtout pas à réduire la réalité ou la pensée à quelques intellections, mais tient à reproduire leur désordre, leur complexité, leurs rythmes de surface comme leurs pulsations profondes. Une soufflerie malaxant démesure et désordre dans une ivresse de savoir hésitant entre le jubilatoire, le désespérant et l’amoureux saisissement en face de la beauté et de la violence du monde. Un univers où « l’autre côté d’un des côtés de l’énigme/ peut être l’évidence », et où « Dérision et Misère homogigotent dans les bras fertiles de la nuit ».
Ce qui s’articule alors, entre la quotidienneté du vivre - la lessive à faire, les amis, les lectures, les nouvelles du monde -, les manigances d’Hypnos et de Thanatos et l’absolu des intuitions d’Héraclite, est une présence singulière au monde, une façon de rendre le poème à l’alphabet, de désorienter la pensée et d’inquiéter le sens. « Toute parole est-elle oraculaire avant d’être sensée ? » Et Caroline Sagot Duvauroux de fouiller dans l’énigmatique, le non-dit, l’indéfini. À la jointure du crime et du pardon comme à celle du jour et de la nuit, elle enfonce sa lame et sa lampe, en quête des secrets qui rendent faibles et forts à la fois. « Sans espérer nous n’atteindrons pas l’inespéré ».
Avec des mots d’ici, des mots d’ailleurs, des mots qu’elle séduit, détourne ou réduit à merci, c’est la puissance de création de la poésie qu’elle célèbre. Sa capacité à arpenter ce qui se dérobe, à donner voix au perpétuel désir de métamorphose de la langue, et à cette part d’oracle qui, en toute parole, signe le frémissement d’un passage ou appelle à regarder vers d’autres horizons.
Aa
Journal
d’un poÈme
Caroline Sagot
Duvauroux
José Corti
234 pages, 17 €
Poésie L’alchimie du verbe
janvier 2008 | Le Matricule des Anges n°89
| par
Richard Blin
Avec Caroline Sagot Duvauroux la poésie n’est pas un long fleuve tranquille. Un cinquième livre écrit à la folle allure de ses dérives dans le sillage d’Héraclite.
Un livre
L’alchimie du verbe
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°89
, janvier 2008.