Difficile d’entrer en douceur dans un roman de Jean-Marc Lovay. On s’y trouve d’emblée projeté dans un monde parallèle au nôtre, aussi déboussolant que fascinant. À l’image de son auteur, né en 1948, à Sion (Valais), insatiable lecteur, marcheur familier des crêtes frontalières, adepte du parapente et grand voyageur. Après l’école, quittée à 16 ans, il fut apprenti photographe avant de faire un peu de radio, d’acheter un troupeau de chèvres et de se retirer en montagne pour écrire, vivant grâce à la vente de fromages et des boutons en bois qu’il fabriquait. C’est d’ailleurs sur le marché où il travaillait que Louis-René des Forêts est venu le rencontrer après avoir lu le manuscrit des Régions céréalières, qui sera son premier roman publié (Gallimard, 1976).
Tout là-bas avec Capolino, pas plus que les neuf romans qui l’ont précédé - parmi lesquels Le Convoi du colonel Fürst (Zoé, 1985), Aucun de mes os ne sera troué pour servir de flûte enchantée (Zoé, 1998) - n’est résumable. En une langue comme frappée d’insolation, il nous entraîne dans un univers déroutant d’images semblant provenir des radiations d’une sorte d’hallucination rêveuse. Il faut se laisser porter par ces phrases, qu’on dirait venues de « l’étendue d’hibernation mentale où l’éveil et le sommeil se confond(ent) en se croisant dans les allées et venues d’une perpétuelle activité de somnambule », pour entrer dans l’espace d’états mentaux inédits s’ouvrant à des réalités supra-sensibles.
Monde infiniment ductile où les envols extatiques se mêlent à l’auscultation divagante de l’invisible. Parce qu’ici l’antinomie de la raison et de la déraison est dépassée au profit de l’acrobatique approche de propriétés inconnues, de lieux « aussi absolument réels et aussi irréellement vrais que le cœur gémissant d’un caillou abandonné par la joueuse main de l’unique enfant qui de toute éternité ne l’aurait qu’une seule fois caressé ». C’est ainsi qu’en ce monde on peut glisser d’une conscience à une autre conscience et d’une apparence à une autre. On peut capter des signaux de pensée émis par un talon ou un genou, voir « un nuageux messager » voguer dans le ciel, ou encore entendre « le grand silence miaulant de l’univers » se montrer jaloux des hurlements plaintifs d’une étoffe de robe se déchirant.
Un univers où personne ne peut dire « Je suis », à commencer par le narrateur qui a peut-être laissé son visage accueillir les traits d’un autre qui serait entré en lui « avec l’étrangeté absolue du plus familier de tous les visages ». Mais dans ce monde où l’inexistant irradie de l’existant, où le temps est rétractile, rien n’est sûr. Comme si un corps et l’esprit de ce corps avaient pris possession de son propre esprit. La faute à qui ? À Capolino - l’inventeur d’un lit à flotteurs « conçu de façon à transformer le dormeur profond en un léger voyageur heureux d’errer avec légèreté entre les îles de son océan intérieur » - mais avant tout l’auteur de méditations contemplatives capables de faire exister l’objet où l’être dont il projetait l’existence ? Capolino, qui a connu de multiples vies, et qui peut partir et repartir « plusieurs fois dans des lieux d’où personne ne revenait jamais », et en revenir presque toujours. À Djinjé, de la corporation des remodeleuses de visages et des rhabilleurs de visages, qui a promis de livrer l’empreinte d’un visage touché par l’illumination « et le visage lui-même qui servirait à la création de cette empreinte » ? Mystère, car ici, d’intermittences en dédoublements, le cœur des choses, toujours, échappe. Comme si rien n’était à comprendre, et tout à ressentir ou à éprouver, au fil de phrases-événements dont la chorégraphie chercherait à mimer la secrète souffrance et le joyeux délire. S’inscrivant au croisement des univers de Michaux, de Borges et de Buster Keaton, c’est l’énigme absolue de ce qui nous jette hors de nous - folie ou illumination - que tente d’approcher et de cerner un peu Jean-Marc Lovay. À coups de paradoxes, d’impossibles conciliations, d’apparitions-disparitions et d’innocence mâtinée de salvatrice perdition.
Tout là-bas avec Capolino de Jean-Marc Lovay
Zoé, 160 pages, 16 €
Domaine français Étoilé chaos
septembre 2009 | Le Matricule des Anges n°106
| par
Richard Blin
Explorateur des mouvements sensoriels de la pensée comme des terres inexplorées du « lointain intérieur », Jean-Marc Lovay nous donne un troublant dixième roman.
Un livre
Étoilé chaos
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°106
, septembre 2009.