Enfin un premier roman - et un jeune auteur puisque né en 1983 - redécouvrant et usant des pouvoirs perdus de la fable, des mythes et des légendes ! N’ignorant rien de la stratégie du conteur - ne jamais laisser au lecteur la possibilité d’anticiper la suite -, Vincent Message réinvestit et réensemence tous ces champs de l’esprit maintenus en jachère par l’impérialisme de la raison. Il le fait en mariant le plaisir de lire au frisson de l’inconnu et de l’imprévisible, en déplaçant la frontière entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, en arpentant les territoires du rêve, de l’art et de la folie, en métissant fantastique et polar, aventures et science-fiction, idéologie et écologie.
Le roman s’ouvre sur la condamnation à perpétuité d’Oscar Nexus, un veilleur de nuit qui, sans mobile apparent, a tiré sur des passants, tuant trois personnes avant de s’écrouler et de s’endormir sur le corps de ses victimes. Amnésique, et déclarant être né à 29 ans, il est considéré comme fou, et est interné. Mais le gouverneur de la Région est persuadé qu’il simule et qu’à travers son amante, qui fait partie des victimes, c’est lui qu’on a voulu affaiblir. Il charge donc un ami, ex-officier de la judiciaire, de « pénétrer le cerveau de Nexus » afin d’en savoir plus, et ce, en assistant le docteur Traumfreund, le psychiatre qui a pris en charge le condamné. Ce sont les différentes phases de cette singulière investigation, vue d’un triple point de vue - celui de Nexus, qui parle à la première personne, et ceux des enquêteurs (récit à la troisième personne) - que raconte Les Veilleurs.
Afin de mener à bien leur mission, ils font transférer Nexus jusqu’à l’ « aneph », un bateau de pierre perché en pleine montagne et conçu de manière à permettre de tout voir et de tout savoir sans être vu, et possédant des pièces qui peuvent changer d’aspect à volonté, transformant le lieu en un véritable labyrinthe. Désespéré, Nexus accepte de collaborer et de sortir de son mutisme. Et le dormeur pathologique qu’il est commence à raconter ses rêves. Des rêves qui nous entraînent de l’autre côté du réel, et où nous l’accompagnons dans des contrées sans soleil, des pays sans mémoire où le désert gagne, où les larmes n’existent pas plus que la sueur, où chaque peuple tire la vie à soi, où errent des bandes de mendiants-aveugles, pratiquant la mutilation volontaire et tuant et pillant pour « montrer que la guerre est le vrai visage de ce monde ». Où d’autres tirent de leur malheur personnel toute une vision du monde et altèrent leur déception en désenchantement général. Où les habitants de certaines villes n’acceptent les idées que présentées sous forme d’histoires, et où d’autres ne savent plus voir qu’un seul aspect de la vie. Contrées que parcourent des sages cherchant à prévenir les catastrophes mais prêchant dans le désert….
Fascinante enquête, Les Veilleurs est une ode aux inventeurs de mondes.
C’est ainsi qu’à travers l’évocation de ces mondes où le réel tient autant du conte que de l’inimaginable, c’est tout le problème des langages que créent l’art comme la folie, du délire en tant que langue étrangère, et du fou en tant qu’énigmatique pierre de Rosette, qu’aborde obliquement Vincent Message. En nous embarquant dans sa propre construction - jusqu’au flirt de l’écriture avec la folie : « Je voudrais les emmener qu’impossible » (p.262) ; « La sirène perpètre par terre le vase logique du cardinal » (168) -, en imaginant que Nexus peut mentir. N’être qu’un fabulateur pathologique, un mystificateur. En suggérant que certains rêves pourraient se révéler contagieux, ou que la fascination pour la Nuit résulterait du mépris pour l’imaginaire, condamnant celui-ci à trouver refuge « dans les marges, les interstices et les sous-sols ». Fascinante enquête qui fait des Veilleurs une véritable ode aux inventeurs de mondes ainsi qu’un vibrant plaidoyer en faveur de tous ceux qui savent encore forcer les murailles, ou ne pas se laisser intimider par « l’apparence d’impossibilités », tout en sachant la nécessité de vivre avec - ou selon - le mystère, d’où les allusions à Breton, Borges, Michaux, Mallarmé, Rimbaud, Wagner, Dante, Patrice de la Tour du Pin (« les pays sans légendes seront condamnés à mourir de froid »…).
Un ambitieux premier roman, comme dédié à ceux qui n’ont pas perdu le sens du possible, qui luttent pour que cesse la guerre sans merci que se livrent la raison et l’imaginaire. Un livre qui, tenant de la contre-attaque face à la colossale indifférence pour les choses de l’esprit, est aussi un magnifique encouragement à tous ceux qui veulent jeter des ponts entre les mondes et servir la joie. « Servez-la par les livres, montrez comment votre savoir transforme en aventure de chaque instant ce qui, sans lui, n’est que survie, cycle de pur hasard, digestion et défécation ».
Les Veilleurs de Vincent Message
Seuil, 636 pages, 22 €
Domaine français La diagonale du fou
septembre 2009 | Le Matricule des Anges n°106
| par
Richard Blin
Vincent Message nous entraîne là où rêve, nuit et imaginaire nouent et renouent leurs labyrinthes en ressuscitant l’esprit du merveilleux.
Un livre
La diagonale du fou
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°106
, septembre 2009.