Certes, quelques nouvelles répondent aux canons de la science-fiction. Planètes, vaisseaux spatiaux et « tombes du temps » comptent cependant moins que la dimension d’infini qui déstabilise le voyageur. Ainsi l’on frôle le fantastique borgésien, avec l’inversion temporelle, les rêves géologiques. Mieux vaut alors parler d’anticipation psychique. Car il s’agit d’explorer des potentialités de l’homme : sa vie, ses arts, ses industries, ses sentiments, tout dérive vers des merveilles délicieuses, des terreurs inconnues. Les mystères de la psyché sont alors aussi fascinants que ceux du futur.
Ballard nouvelliste a su inventer un espace fétiche et récurrent où loger les développements de son imaginaire technologique et « psychopathologique » : « Vermillon Sands », sorte de Californie ou de Nouveau-Mexique, parfois en déshérence, où les lumières du désert favorisent une vision à la fois hallucinatoire et particulièrement nette d’une architecture et d’une robotique qui, au-delà de la mécanique, est œuvre d’art. Au point de produire elle-même des œuvres d’art, semblant ainsi dépasser et rejeter l’homme, pourtant leur créateur originel. Les nouvelles ici situées sont habitées par des starlettes, des déjantés, des artistes excentriques, des « sculptures soniques », et voient les ordinateurs produire des poèmes, les orchidées chanter, les mythologies se réactiver. Ainsi, au hasard des recueils, l’esprit humain se déglingue, bourgeonne, le corps se déchire ou se reconstruit avec masochisme. Au-delà du surréalisme, Ballard fait de la science-fiction avec les émotions de notre cerveau : la peur et le désir, de l’érotisme des corps et des personnalités à celui des machines, en passant par la chirurgie et l’accidentologie. Les personnages tentent de maîtriser la beauté fascinante des créations picturales ou musicales inouïes et des apparitions souvent féminines.
Cependant l’anticipation de Ballard est également une satire des mœurs, un « présent visionnaire ». Les nouvelles donnes sociales, urbaines et environnementales conduisent à des violences inédites, dans le cadre d’anti-utopies inquiétantes. La société industrielle, souvent laide, oscille entre psychose, paranoïa et béton postnucléaire. Surpopulation inculte, « embrigadement social », urbanisation et trafic exponentiels, surproduction et surconsommation, surveillance technicienne et kafkaïenne amoindrissent l’homme, fondamentalement dérangé. Phobies, inquiétudes morbides et autres pulsions amoureuses détournées le rendent étranger à lui-même. Notre écrivain, autant anthropologue que scientifique, sinon psychiatre, interroge notre temps, notre futur, constituant à sa manière l’équivalent d’un vaste essai politique, sorte de Léviathan post hobbesien, menacé par une tyrannie diffuse, virtuelle et soudain violente. Ou par une perversion de la nature et de l’art, comme ce « tragique assaut d’insectes incrustés de gemmes ».
Ce deuxième volume d’une trilogie, après les années 1956-1962, plus encore que les romans, de Crash à Millénium people, est tout simplement époustouflant. Au-delà du laboratoire romanesque, un puzzle introuvable se construit sous nos yeux : le monde de Ballard vient remplacer le nôtre. La concision, qui n’est pas toujours son péché mignon, est ici d’une redoutable efficacité. L’écriture cristallise poésie colorée et précision hallucinatoire du merveilleux, de l’aphorisme au rêve éveillé, jusqu’à la critique sociétale aiguisée, comme si le temps du dernier homme nietzschéen était advenu, dans la dégénérescence de la civilisation et l’excroissance d’une nature et d’un mental terrifiants. Mort en avril dernier, Ballard nous a laissé ses mémoires : La Vie, et rien d’autre. Nous serions pourtant tentés de dire : l’œuvre, ces nouvelles toujours surprenantes, et rien d’autre. Sommes-nous encore les mêmes après ces possibilités poétiques et monstrueuses des technologies et de la psyché ?
Nouvelles complÈtes 1963-1970 de J. G. Ballard
sous la direction de Bernard Sigaud, divers traducteurs de l’anglais, Tristram, 706 pages, 29 €
Domaine étranger Nouvelles illimitées
novembre 2009 | Le Matricule des Anges n°108
| par
Thierry Guinhut
Face aux développements exponentiels de nos civilisations, J.G Ballard réussit ce tour de force : que son monde remplace le nôtre.
Un livre
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Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°108
, novembre 2009.