Si on entend souvent que la poésie est intraduisible, que dire alors d’une poésie qui mêle plusieurs langues ? Le travail de Caroline Bergvall a toutes les qualités de l’œuvre intraduisible, celle dont on se dit par avance que sa substance poétique est impropre au passage dans une autre langue. Or rien n’est plus erroné et il faut l’expérience de la traduction collective pour en prendre la mesure.
C. Bergvall est à la fois française et norvégienne, mais elle fait partie de ces nombreux auteurs qui utilisent une autre langue pour écrire : elle réside et publie son œuvre dans les pays de langue anglaise. Sans faire du jeu de langue une fin en soi, sans céder à la religion du mot que Beckett entrevoyait chez Joyce, le travail de Caroline Bergvall sonde l’anglais au contact des autres langues, il tente de penser le devenir lingua franca de l’anglais tant dans les enjeux contemporains (appauvrissement de la langue, standardisation de l’anglais, acceptation difficile de l’autre langue à l’intérieur de sa propre langue) que dans ses enjeux plus historiques : loin des pratiques communautaires, elle écoute la politique des langues (voir Say parsley en ce moment à la galerie Arnolfini à Bristol). à l’amenuisement de la lingua franca, elle oppose une matière élastique presque insituable. Cette matière est donc une manière de cheminer dans la langue et d’y faire entendre les points d’achoppements, les points d’obscurité, les frictions.
Les textes que nous traduisons (Caroline Bergvall, Omar Berrada, Abigail Lang, Anne Portugal, et moi-même) en ce moment et dont une partie a été lue lors d’une lecture de Double Change (www.doublechange.org) sont des textes écrits au contact des Contes de Canterbury de Chaucer, le poète médiéval facteur de cette langue qui deviendra l’anglais et dont ont dit qu’il est le père de la littérature britannique. à la fois avec et contre : les langues se frottent les unes aux autres et des mots d’ancien anglais font immédiatement penser au français, font entendre l’anglo-saxon, le scandinave et le latin. Pourtant, le texte de C. Bergvall n’est pas un simple jeu avec l’étrangeté que crée l’anglais de Chaucer dans l’anglais contemporain, elle produit une matière politiquement chargée : l’un des textes est une satire contre la pompe papale, un autre interroge le parler des financiers, et le fait devenir littéraire.
Parlons de la traduction du « Summer Tale (Deus Hic, 1) », dont le titre fait déjà entendre une première déformation par réduction du « Summoner’s tale » de Chaucer ainsi que le hoquet propre à l’ébriété. Un ensemble de questions ne cesse de se poser à nous : que faire de l’anglais de Chaucer ? Comment trouver cet équilibre de ton entre l’anglais très contemporain et l’anglais historique sans tomber dans une bizarrerie néo-médiévale ? Que faire des mots en français passé dans l’anglais de Chaucer comme (Habundaunce ou pleasance) ? Doit-on les traduire (abondance et contentement) ? Comment distinguer les mots qui sonnent français par étymologie et les mots français contemporains que C. Bergvall introduit dans son texte comme des ruptures (« Agence France Presse » fait suite à de l’anglais médiéval) ? Que faire aussi de la riche structure rythmique du texte que l’on entend dès le premier vers « Rome is the hem home of ice cream » (tr. : « Rome est le pays miême de la crème glacée ») portée par les allitérations et rimes internes dans un poème qui peut aussi utiliser la langue neutre de la dépêche AFP à partir de laquelle le texte est écrit ? Que faire enfin des effets de graphie propres à l’hybridation de ce texte et des effets produits pas la lecture contemporaine de l’anglais historique tels que « a preest holy and gay » pour « a priest holy and gay », (tr : « saint et gai prestre ») où l’on entend les politiques de la joie et de la jouissance homosexuelle dont l’une est l’apanage du pape et l’autre est niée sévèrement par son église.
Ces questions ne sont pas résolues par un système : c’est parce qu’elles ne cessent de se poser que nous continuons à chercher des solutions diverses en gardant à l’esprit le fait que Chaucer n’est pas le passé figé de ce texte, mais que le présent de ce texte est le futur de Chaucer. Quelques exemples : « in joye and blisse at mete » « à table jouasse et béat ». Certes « jouasse » n’est pas un mot de l’ancien français, mais par le biais d’un français familier qui vient curieusement rappeler les sonorités fictionnelles de l’ancien français, le mot permet de ne pas se cantonner à la traduction systématique du moyen anglais par l’ancien français qui figerait la richesse du texte anglais. « Trip voyage » pour « viage trip » ou encore « visiting Pape » pour « the Pope will visiter, » où l’anglais dans le français rappelle le français dans l’anglais.
Les effets d’étrangeté sont nombreux qui font le burlesque du texte anglais, et des choses inattendues se produisent lors de la traduction. En effet, la traduction permet d’écouter à nouveau le texte tout autant que sa propre langue. Ainsi, le « twies hoot and twies coold » (littéralement deux fois chaud et deux fois frais) donne « biscuits et bisfreez » qui sont bien des mots d’un français ancien, et dont le second, désormais inusité, fait entendre à nouveau le sens du premier : biscuit, si on l’avait oublié, est bien bis-cuit. La traduction n’est pas une perte ou une trahison, ces problématiques sont usées.
Ces quelques remarques ne peuvent rendre justice au travail de traduction collective et à la traduction du texte, mais tentent de suggérer l’esprit dans lequel s’est fait cette traduction qui sera publiée dans un livre à venir. Ces quelques remarques ne pourraient pas non plus se terminer sans redire que la poésie n’est pas intraduisible même lorsque tout conspire à y croire. Ces quelques remarques cherchent aussi, discrètement, à rendre hommage au travail de Juliette Valéry et de Emmanuel Hocquard pour la poésie américaine.
* Vincent Broqua a traduit entre autres David Antin, Charles Bernstein, Rosmarie Waldrop, Alice Notley.
Traduction Vincent Broqua
juin 2010 | Le Matricule des Anges n°114
| par
Vincent Broqua
Caroline Bergvall
Vincent Broqua
Par
Vincent Broqua
Le Matricule des Anges n°114
, juin 2010.