La modestie et l’endurance, comme feuille de route. Voilà deux décennies que les éditions Interférences donnent de leurs nouvelles, à la vitesse du bateau à vapeur : deux fois l’an, exactement. Leurs couvertures illustrées sont reconnaissables entre cent : une gravure (prédilection pour Gustave Doré) ou un dessin en noir et blanc. À la tête de l’équipage, Alain et Sophie Benech, père & fille. L’un est ancien libraire, l’autre traductrice. « Nous formons un tandem complémentaire », dit celle à qui l’on doit les récits de Leonid Andreïev (José Corti), les Œuvres complètes d’Isaac Babel (Le Bruit du temps) ou les foisonnants romans de Iouri Bouïda (Gallimard). Car à côté du domaine anglo-saxon, Interférences cultive une passion pour les lettres russes. Textes brefs, inédits ou épuisés, au délicat parfum de samizdat. Sensible à la face cachée des choses, Sophie Benech s’émerveille « des liens secrets » qui unissent chacun des titres du catalogue dans lequel se faufilent des histoires de diablotins, de démons ou de « femme sans histoire » confrontée à l’arbitraire de l’État.
Sophie Benech, quelle a été votre première rencontre avec la culture russe ?
La lecture des Frères Karamazov et des Notes dans un souterrain à l’âge de 15-16 ans. Ce sont sans doute les livres qui ont profondément influencé ma perception du monde. Aujourd’hui encore, Dostoïevski est pour moi un des plus grands génies de la littérature, un visionnaire qui a traité de la plupart des problèmes rencontrés au cours du XXe siècle, qu’il s’agisse de la tentation des idéologies et des dictatures idéologiques – la légende du grand Inquisiteur est tout simplement un sommet inégalé –, ou encore des découvertes de la psychanalyse. Vous vous souvenez du monologue de l’homme du souterrain, sur la liberté, sur l’envie insurmontable de faire l’inverse de ce qui est raisonnable et avantageux, d’agir contre son propre intérêt juste comme ça, par caprice, pour « vouloir » de façon indépendante ? Bref, le plus grand roman que j’ai jamais lu était russe.
Du coup, j’ai eu envie d’apprendre cette langue après avoir terminé mes études de Lettres classiques. Il s’est trouvé qu’à la même époque, j’ai eu l’occasion de partir travailler à Moscou comme standardiste à l’ambassade de France. C’était du temps de Brejnev, à la fin des années 70. J’avoue que si la Russie m’attirait, j’avais des préjugés défavorables envers le régime. Une fois sur place, j’ai appris le russe « oralement ». Étant une employée subalterne à l’ambassade, je ne voyais presque aucun Français et donc ne vivais pas vraiment dans le ghetto dans lequel les étrangers étaient parqués à l’époque, matériellement et psychologiquement, et encore moins lorsque j’y suis retournée deux ans plus tard pour enseigner à Leningrad. C’était un pays qui ne se livrait pas d’emblée. Il fallait dépasser les premières impressions rébarbatives et chercher derrière les apparences. Ce qui n’est pas pour me déplaire.
Je me...
Éditeur Chambre d’échos
juin 2012 | Le Matricule des Anges n°134
| par
Philippe Savary
Terre d’accueil de la littérature russe (de Varlam Chalamov à Vassili Grossman), le goût des éditions Interférences pour l’étrangeté les pousse aussi à visiter d’autres rivages.
Un éditeur