Pasolini, clair-obscur
- Présentation Une révolution mélancolique une révolution mélancolique
- Autre papier Un homme dans la ville
- Autre papier Arrêts sur images
- Entretien Mécanique du désir
- Autre papier « Nous sommes tous en danger »
- Autre papier Belle mort
- Autre papier Pour Pasolini pirate
- Autre papier Milano centrale
- Autre papier Constat de Pasolini sur les périls du temps
- Autre papier L’Italie en procès
- Bibliographie Bibliographie sélective
Je me suis complètement fourvoyé. / (…) Celui-là, qui avait toujours raison, / se fourvoyait complètement. » Pasolini est au milieu du chemin de sa vie lorsqu’il écrit cet implacable constat d’échec. Nous sommes en 1964, et « les Années Cinquante sont finies dans le monde », avec leur cortège de certitudes quant à la capacité du politique et de la littérature à changer la donne. Extinction des ambitions de la Résistance alors que les rênes du pouvoir sont verrouillées par la Démocratie chrétienne. Éclatement du rêve marxiste alors que les chars russes écrasent la révolte hongroise et qu’émergent, à la gauche de la gauche, les prémices de nouvelles formes de contestation. Mais aussi écart croissant avec le modèle sartrien de la littérature engagée et de la fonction directement politique de l’art, qui se cristallisa dans l’Italie de l’immédiat après-guerre dans les fables positives du néoréalisme. Fin d’un rêve auquel prit part, avec une distance toute relative et sans jamais en occulter la dimension problématique, la voix si singulière de Pasolini, poète, romancier à succès puis cinéaste, théoricien et critique, avant d’en dénoncer la naïveté et d’en pleurer la défiguration. La tonalité profondément nostalgique de son œuvre, protéiforme et hétérogène, enracinée dès ses commencements dans un vibrant sentiment de non-présence au monde, gagne en effet au tournant des années 60 une profondeur et une violence inédites, jusqu’à devenir le terreau de son intervention et de sa prise de parole en tant qu’artiste. Avec et contre son temps, Pasolini : n’affirmait-il pas qu’un intellectuel « ne saurait être qu’extrêmement en avance, ou extrêmement en retard (ou même les deux choses à la fois, ce qui est mon cas) » ? Voilà ainsi posée la vibrante tension qui traversa son œuvre, prise qu’elle était entre deux mouvements contradictoires dont il ne proposa jamais le dépassement dialectique, selon ce bel oxymoron – cette figure qui rapproche deux éléments inconciliables et dont personne mieux que lui ne sut mettre en scène l’absolu déchirement – que résume le titre de l’un de ses recueils critiques, Passion et idéologie. Cette inactualité, au sens qu’en donnait Nietzsche, soit d’une coïncidence imparfaite avec le présent, d’un écart ou d’un anachronisme qui permettraient d’en saisir l’essence avec d’autant plus d’acuité – vécue de façon croissante dans la solitude et l’isolement, et sur le mode de la rupture à partir des années 1970, fonde pourtant aujourd’hui la possibilité même d’entendre ce que Pasolini a à nous dire du temps présent – ce qui en fait, bientôt quarante ans après sa mort, notre extrême contemporain.
Force est ainsi de reconnaître en ses prophéties apocalyptiques et ses imprécations enragées l’annonce d’une fin de l’Histoire qui, depuis, a affirmé son implacabilité : « Le Néo-capitalisme a gagné », et avec lui le monde de l’économie, qui a provoqué cette mue funeste des individus en une masse informe de consommateurs, et imposé un modèle...