Dès l’enfance, le personnage principal de ce drôle de roman a montré de surprenantes dispositions pour les chiffres. Au point d’en faire l’alpha et l’oméga de sa vie professionnelle, à tel point, même, que son existence personnelle n’est qu’un comptage mental perpétuel. Son obsession, car c’en est une, lui vaut de faire carrière ici et là « au département du chronométrage. Le département de la mesure du temps, de l’effectivité et de la mesurabilité ». Son outil de travail, le chrono, aiguille son regard sur le monde de l’entreprise et le monde tout court. Nuit et jour, il mesure, mesure, mesure : « Dans mes rêves encore, le travail subsiste comme un arrière-plan chauffé à blanc ». Bref, notre protagoniste a élevé le toc du tic-tac au rang de philosophie de la performance.
On l’aura deviné, Pär Thörn, paraît-il un des écrivains suédois les plus inventifs de sa génération (il est né en 1977), signe une satire d’une bouffonnerie assez glaçante. Elle prend la forme d’un faux journal non daté, comme pour suggérer que tous les jours se valent. Dans ce carnet de bord de toute une vie sont consignées des considérations avant tout professionnelles, la vie privée, « parfaitement normale » – comprendre : grise – n’ayant pour le personnage que peu d’intérêt. Critique évidente de la productivité compulsive et, au-delà, du taylorisme, ce roman se place tout entier sous le signe de la répétition. D’une répétition qui confine à l’addiction, à l’aliénation froide, assumée : « L’aliénation est une donnée de base de notre vie. Rien d’autre qu’une donnée de base mesurable de notre vie. Pas d’abracadabra ». Pour ce personnage qui a tout de l’antihéros – tel on le prend, tel on le quitte – tout est affaire d’arithmétique, de calcul. Tout, absolument tout, même le montage d’un canapé Ikea, même le trajet quotidien vers le kiosque à hot-dogs, oui, tout se convertit en données. Cette conversion systématique se révèle désopilante tant elle est désarmante de cynisme. Volontairement dépourvu de recherche esthétique, le style de Pär Thörn reflète un monde en passe d’être totalement robotisé, mécanique. Un scénario qui n’émeut qu’à peine le personnage quand il se projette : « Quand je réfléchis à l’organisation du monde du travail, me vient le soupçon que dans un futur très proche, je surveillerai probablement davantage de machines que d’hommes ».
Surveillance : le mot, incidemment glissé, a son importance car il résume la fonction première de ce chronométreur de métier et de vocation : en réalité, c’est un surveillant qui ne dit pas son nom, un genre de cerbère dépersonnalisé, de fonctionnaire dont la vision essentiellement comptable du temps est in fine totalitaire. Ce roman nous invite donc à réfléchir, si besoin était, sur nos valeurs qui, sournoisement, sont devenues numériques. Car il faut voir bien au-delà du seul monde du travail : digitalisation des relations humaines, objets connectés, code génétique, polices d’assurance, transhumanisme… les conditions de nos existences sont toujours plus chiffrées. Gare à ce que le Nombre et la politique du chiffre ne règlent définitivement nos vies. Anthony Dufraisse
Le Chronométreur, de Pär Thörn, traduit du suédois par Julien Lapeyre de Cabanes, Quidam éditeur, 91 pages, 13,50 €
Domaine étranger Politique du chiffre
janvier 2017 | Le Matricule des Anges n°179
| par
Anthony Dufraisse
Désopilant, Le Chronométreur est une satire de la productivité compulsive.
Un livre
Politique du chiffre
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°179
, janvier 2017.