Une fois de plus, dans les mois qui viennent, les plaintes et complaintes vont se répéter : ceux qui voudraient croire encore à des lendemains un peu moins funèbres ne sauront pas à quel saint se vouer et, au dernier jour, déposeront dans l’urne, du bout des doigts, un vote qui leur retournera le cœur… C’est que la victoire des idéaux révolutionnaires, de la pensée de gauche, semble être devenue introuvable, non seulement inconcevable mais, osons le néologisme, inconçue. « Il y eut un âge, explique ici Enzo Traverso, pendant lequel se lancer à l’assaut du ciel apparaissait comme la meilleure façon de porter le deuil des camarades perdus. Ce temps est révolu, le chagrin sublimé par l’excitation du combat n’est plus, ou pas encore, à l’ordre du jour ». Depuis la fin de l’URSS, « l’utopie semble devenue une catégorie du passé – le futur imaginé dans un temps révolu – car elle a déserté le présent. L’histoire apparaît comme un héritage de souffrance, de blessures toujours ouvertes ». Les dernières années n’ont fait qu’aggraver la situation : « Depuis la crise de 2008, le néolibéralisme a certes montré son visage hideux, mais il ne s’est pas effondré. Il s’est même radicalisé : aucune utopie libératrice nouvelle n’a encore vu le jour ». En parallèle, si la mémoire s’impose, si elle est devenue un devoir et même une sorte de ciment social, ce n’est pas celle des vaincus de la lutte révolutionnaire, mais celles des victimes : « l’Occident est hanté par les commémorations de l’Holocauste ; l’Europe centrale par le souvenir du socialisme réel ; le Sud par le legs de l’esclavage. » À rebours de cette vogue, de cette vague victimaire, Traverso, lui, veut nous décrire ce qu’il nomme la « tradition cachée » de la « mélancolie de gauche » : une mémoire des combats et des combattants qui « irrigue l’histoire des mouvements révolutionnaires comme un fleuve souterrain, comme un flux puissant mais invisible ».
C’est donc à un long voyage à travers les XIXe et XXe siècles que nous sommes invités, en un travelling semblable à celui, si révélateur, de Theo Angelopoulos dans Le Regard d’Ulysse. Sur le Danube, une péniche, lente, transporte une statue de Lénine allongé la face tournée vers le ciel, le doigt levé, mais cette statue est disloquée, ficelée. Sur les rives du fleuve, des hommes s’agenouillent, certains prient, tous se recueillent en silence : « par un contrepoint frappant avec Octobre d’Eisenstein (1925), où la destruction de la statue du tsar symbolisait la révolution, ce passage des décombres de Lénine nous présente la mémoire du communisme comme un travail de deuil ». Textes et images seront donc les haltes, nombreuses, de cette odyssée nostalgique (rappelons que nostalgie signifie douleur du retour). Un chapitre passionnant – nous l’aurions voulu plus développé encore – étudie ainsi (après Antoine de Baecque dans L’Histoire-caméra) les « images mélancoliques » du « cinéma des révolutions vaincues », de La Terre tremble de Visconti aux œuvres de Patricio Guzman consacrées au Chili d’Allende et de Pinochet, en passant par le Chris Marker de Le fond de l’air est rouge ou le Ken Loach de Land of Freedom. Ces films parviennent à montrer, de l’intime à l’épique, « des trajectoires individuelles et ce qui reste de cet univers d’idées, d’énergies dépensées, de dilemmes tragiques, d’espoirs détruits et de vies brisées ». L’historien explore également avec profit la pensée de Marx, alors que « marxisme et mémoire semblent être deux continents étrangers ».
Comme on pouvait s’y attendre, il rencontre aussi sur ce chemin Walter Benjamin, qui fut l’un des penseurs de cette mélancolie (il rattachait ainsi à cette tradition, dans son Livre des passages, Baudelaire, « dépolitiqué » disait-il lui-même, par l’échec de la Révolution de 1848). Traverso analyse la complexité de sa pensée, entre révolution et messianisme, mais aussi le symbole que constitue son suicide : à Portbou, aujourd’hui, on a construit un mémorial près du « site de sa tombe matériellement inexistante mais symboliquement omniprésente », en ces jours où des milliers de réfugiés se noient dans cette Méditerranée qui est l’arrière-plan superbe de ce cimetière catalan. Il consacre enfin de belles et fortes pages à Daniel Bensaïd, nous invitant à (re)découvrir l’œuvre de ce révolutionnaire philosophe, « passeur » réinterprétant pour les temps présents et à venir Marx ou Gramsci – Gramsci qui écrivait, serein, du fond de sa prison : « On ne peut prévoir que la lutte ».
Thierry Cecille
Mélancolie de gauche, d’Enzo Traverso
La Découverte, 228 pages, 20 €
Domaine étranger De guerre lasse
janvier 2017 | Le Matricule des Anges n°179
| par
Thierry Cecille
Que reste-t-il de nos espoirs ? L’historien des idées Enzo Traverso poursuit son exploration de la pensée révolutionnaire et dépeint le spleen de ses échecs.
Un livre
De guerre lasse
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°179
, janvier 2017.