Samuel Gallet nous offre un texte étrange, en miroir à notre époque perturbée, menacée par un effondrement de nos valeurs et de notre modèle politique et social. La Bataille d’Eskandar est une pièce de chaos et de poésie. L’auteur lui donne pour cadre une ville dévastée par un tremblement de terre, une ville imaginaire, Eskandar. À l’origine de ce tremblement de terre, le rêve d’une femme, criblée de dettes, le matin où les huissiers doivent venir l’expulser de chez elle, et les dessins de son fils de 8 ans et demi. La situation est exposée dès le prologue : « Voilà une femme/ Qui espère un cataclysme/ Afin de pouvoir refaire sa vie/ Disparaître/ Commencer une vie nouvelle/ Et ce sont des images d’une violence infinie/ De destructions totales/ De villes en flammes/ Qui jaillissent à l’intérieur d’elle-même/ Et le rêve alors devient réel/ Et le réel est le rêve/ La catastrophe advient/ Un séisme/ (…)/ Et c’est terriblement proche et simple au fond/ Tellement évident/ Quand on est au monde/ En ce début de vingt-et-unième siècle/ Ces moments où l’on ne comprend plus/ Rien à rien ». Les immeubles s’effondrent, les routes sont coupées, les banques sont détruites, les bêtes s’échappent du zoo, Samuel Gallet les appelle « les bêtes fabuleuses ». Le chaos et la destruction vont alors offrir la possibilité d’une vie nouvelle et paradoxalement d’une « liberté pure ».
La femme remplit un caddie de conserves, d’essence, de bouteilles d’eau, elle emporte son fusil hérité de son père, un fusil en or, et s’enferme avec son fils dans l’école. Une lutte pour la survie va s’engager avec les bêtes fabuleuses. Toute la pièce est traversée de barrissements d’éléphants, de rugissements de bêtes sauvages, de lions gigantesques, de plus en plus nombreux, qui seraient là pour se venger. Un désir de revanche, quasi sauvage qui anime les bêtes comme les humains.
La femme se choisit une nouvelle identité. Elle essaie une veste noire exposée dans une vitrine brisée. Et se renomme du nom inscrit sur l’étiquette : madame de Fombanel. Elle devient une autre « Qui ne baisserait pas les yeux Qui ne se sentirait pas toujours inférieure Et qui inspirerait respect crainte et terreur quand elle le voudrait Et amour fou quand elle le voudrait Ou chaud et torride selon sa volonté ». Elle en éprouve une joie immense et folle. L’auteur précise : « Tout doit être délicat/ Chez une madame de Fombanel/ Ses mains/ Son corps d’insecte sous acide/ Les mots qu’elle emploie/ Les balles avec lesquelles elle tire / La mort qu’elle infligera ».
Elle recueille dans son école forteresse Thomas Kantor, un criminel en fuite. C’est elle qui va l’amener à lutter contre les bêtes fabuleuses. Elle lui lance : « Tu ne pensais quand même pas passer la vie ainsi tranquille à l’abri de tout épargné au cœur de jolies villes rincées chaque matin et nettoyées chaque soir par des hommes dont tu ne connaissais même pas les noms ? »
Ce texte provoque des images, des visions. Comme celle de cet enfant qui court avec un huissier en le tenant par le couteau qu’il lui a planté dans le ventre. Ou encore ce même enfant, devenu homme, qui se promène nu car ses vêtements tombant en cendres. Composée de 35 séquences, la pièce comporte peu de dialogues, nous sommes plutôt dans une forme du dire, proche par moments du chant, et toujours à la frontière entre le théâtre, la poésie et le rêve éveillé. Avec des moments lyriques, d’autres tragiques ou oniriques, des séquences construites comme des didascalies ou des listes d’animaux fabuleux, La Bataille d’Eskandar est une matière incandescente et paradoxalement jubilatoire. Un appel à faire peau neuve en quelque sorte et à reconstruire.
Laurence Cazaux
La Bataille d’Eskandar, de Samuel Gallet
Espaces 34, 64 pages, 13 €
Théâtre Le dit du chaos
avril 2017 | Le Matricule des Anges n°182
| par
Laurence Cazaux
Comme un songe survolté, La Bataille d’Eskandar appelle à se réinventer, « dans un pays neuf de l’autre côté de la nuit ».
Un livre
Le dit du chaos
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°182
, avril 2017.