Benjamin Walter est un texte que l’on pourrait qualifier de pop-up : il se déplie dans tous les sens, et de la littérature à la géographie en passant par la philosophie, le théâtre et le roman policier nous emmène à toute allure aux quatre coins de l’Europe. Trente personnages, plus tous les autres, un personnage central joué à chaque chapitre par un acteur différent, une importante partie narrative à partager entre tous les acteurs, l’utilisation, maintenant habituelle, d’un nouveau type de ponctuation qui permet de marquer aussi bien les paroles interrompues que les répliques chevauchées, une compagnie en répétition censée jouer la pièce en train de s’écrire dont l’auteur poursuit à travers l’Europe un autre auteur qui a cessé d’écrire et disparu depuis et dont il voudrait faire le personnage central d’un documentaire, cette quête constituant elle-même le thème de la pièce… Fréderic Sonntag construit des labyrinthes, des effets de miroir, des mises en abyme, il jongle délicieusement avec le vrai, le faux et le possible, il convoque Brecht, Kafka, Deleuze, Baudelaire, Roberto Bolaño et Peter Falk, il multiplie les citations et réussit malgré tout cela à ne pas nous perdre. Bien au contraire ! Il nous tient en haleine sans que jamais nous ne perdions le fil du récit. Sans que jamais nous ne perdions de vue l’auteur tissant méticuleusement sa toile. Benjamin Walter est une sorte d’enquête policière. Il en a le rythme, la virtuosité, les rebondissements et la progression.
Situé dans la veine de Georges Kaplan, l’un des derniers textes de Sonntag, et précédant la parution d’un troisième opus venant boucler la trilogie, Benjamin Walter joue d’abord avec la notion de personnages : le personnage principal porte le prénom de l’auteur, et l’on voit très vite que les similitudes ne s’arrêtent pas là. Auteur et metteur en scène, comme Frédéric Sonntag, le Frédéric de la pièce nous parle de sa vie, et c’est peut-être l’auteur qui d’une certaine manière nous parle de la sienne. Benjamin Walter, l’auteur disparu, est bien sûr une référence forte à Walter Benjamin, le philosophe et critique allemand, disparu à la frontière espagnole en 1940, probablement suicidé, mais dont le corps n’a jamais été retrouvé. Et la référence première du prologue, Fernando Pessoa, nous donne, non pas la clé, ce serait beaucoup trop simple, mais une idée de clé, ou du moins une idée de l’endroit où pourrait se trouver quelqu’un qui aurait entendu parler d’une possibilité de clé.
L’auteur joue avec les codes du théâtre, avec la notion de représentation. Il manipule la photo, la vidéo, les projections diverses, les voix off ; et les conversations se poursuivent à travers l’espace pour passer du direct au différé, du live au rapporté. Pour tenter de comprendre la disparition de Benjamin Walter et sa décision brutale d’arrêter l’écriture : « Lorsqu’un auteur renonce à écrire, c’est qu’il fait l’expérience de l’échec du langage. C’est que le langage lui apparaît impuissant à dire le monde, à exprimer la réalité. » Mais il est difficile de disparaître vraiment sans laisser de traces. Certains l’ont vu, ont parlé avec lui, des objets trouvés témoignent d’un passage. Alors : « S’enfoncer un peu plus dans l’inconnu. Se perdre encore davantage. Effacer ses traces. » Et pendant ce temps les comédiens vivent une situation paradoxale que l’un d’entre eux résume assez bien : « En même temps, renoncer à un projet sur le renoncement, c’est pas complètement idiot. Moi ce que je propose c’est qu’on répète ce projet et qu’à la dernière minute on renonce à le faire, et qu’ensuite on monte un autre projet sur le renoncement du premier projet, où chacun témoignerait de son expérience du renoncement du projet précédent. »
Finalement, Frédéric découvrira le projet Odradek conçu pour sauver les livres menacés par la destruction des bibliothèques brûlées, anéanties, saccagées par les hommes. Parti à la recherche de lui-même, il finira par se retrouver, bouclant un parcours, mais ouvrant un avenir. « Tu vas reprendre ta route. (…) Tu vas essayer de tracer un chemin comme le rêvait Pessoa : “Un chemin conduisant d’un lieu d’où personne ne vient vers un lieu où personne ne va.” » Réjouissant.
Patrick Gay-Bellile
Benjamin Walter, de Frédéric Sonntag
Éditions Théâtrales, 180 pages, 18 €
Théâtre À la recherche de l’auteur perdu
avril 2017 | Le Matricule des Anges n°182
| par
Patrick Gay Bellile
La nouvelle pièce de Frédéric Sonntag est un jeu de piste en forme de quête philosophique. Ou l’inverse…
Un livre
À la recherche de l’auteur perdu
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°182
, avril 2017.