Je m’étais juré de ne jamais parler en mon nom, de ne pas à mon tour faire l’offense de mon égocentrisme (…). J’ai hérité du silence de mon père, de la langue incertaine de mon grand-père, de ces hommes qui n’ont pas assez de phrases pour convoquer leurs sentiments. En général, j’observe une réserve, souhaite ne rien ajouter aux bruits du monde, mais il me semble que les temps actuels convoquent leur cohorte d’orages, qu’il plane sur nos enfances comme une ombre urgente ». Il y a quelques années, en effet, Franck Magloire s’était réservé la place du témoin, du scribe plutôt, de l’existence de sa mère : Ouvrière, tel était le titre modeste et programmatique à la fois de ce compte-rendu. De fait, il parvenait à rendre compte au plus juste d’une vie aliénée à l’usine, des gestes millimétrés et épuisants du travail à la chaîne, de la fatigue mais aussi de la dignité, de la décence que sa mère s’acharnait en même temps à conserver. Il apparaissait çà et là comme celui qui avait les mots, disait-elle, car le récit était à la première personne – du singulier ou du pluriel : le nous collectif de la classe qu’elle représentait, cette classe ouvrière que d’aucuns s’entêtent à déclarer disparue mais qui survit, encore et toujours, comme elle l’a toujours fait.
C’est sur son propre parcours, son chemin hasardé, plein de virages abrupts, que Franck Magloire se retourne aujourd’hui. Comme nous le devinions dans Ouvrière, il fut un bon élève, que le système s’empressa de vouloir happer : ce fut tout d’abord une classe préparatoire (ironie du terme : à quoi au juste veut-on alors préparer ?) puis un poste dans les ressources humaines (autre terme ironique, peut-être plus cyniquement révélateur celui-ci…). Il fut alors, dès son premier stage, jeté dans une situation relevant de la tragédie la mieux construite : « Deux cents métallurgistes, issus d’aciéries en cessation d’activité, entrent un par un dans mon bureau pour tenter d’intégrer une des trois usines du groupe Moulinex, implantées en Normandie, dans lesquelles ma mère est ouvrière et deux de mes oncles travaillent comme techniciens supérieurs ». Il a 24 ans et il doit juger ces hommes qui tous pourraient être (et non pas seulement du fait de leur âge) son père. Ils passent devant lui, « deux cents à avoir laminé, taraudé, chantourné, manutentionné, fondu, fraisé, en prise directe avec le plastique polymérisé, la tôle ondulée, les énormes tourets de câble de deux mètres de diamètres, les feuillets d’aluminium fragiles et coupants, la coke en fusion ». Mais désormais ce sont des hommes sans qualités, des hommes déplacés ou, pire, qui n’ont plus leur place. Ces hommes-là, ce sont ceux qui « n’ont pas le choix » ou alors une seule alternative : soit le chômage, soit la reconversion et un emploi, peut-être, à cent kilomètres de chez eux. Et le jeune stagiaire les note, les classe, avant que de devoir, dans le bureau climatisé d’une tour de verre parisienne, faire, en compagnie d’autres recruteurs, le choix fatidique – pour les autres, non pour eux. Il acceptera ensuite un poste dans une société d’assurances, où il devra faire fructifier le capital humain – mais peu à peu « l’aigreur à l’estomac » qui accompagne souvent l’exercice de ce métier deviendra un dégoût plus profond. Quand il démissionnera, sa mère, bien évidemment, ne pourra que regretter qu’il ait « abandonné une si bonne place ».
Dès lors il est devenu « hors champ » et c’est à lui de passer devant les juges – de l’ANPE : « Suis-je rebelle, aventurier, conciliateur, empathique, promoteur, créatif ? ». Après un essai, raté, comme professeur des écoles, c’est à l’écriture, pratiquée dans une « mise à l’écart » délibérément choisie, qu’il se consacre enfin. Mais, là encore, sa place est comme décalée : « Je ne fais pas dans les contes et fabliaux qui sortent chaque année (…) pour flatter les thèmes sociaux ethniques politiques véhiculés par les médias ». Il préfère essayer de regarder notre présent, notre pays « qui éprouve aujourd’hui une défiance, non pas seulement envers les autres mais envers lui-même, comme si on ne voyait de soi dans le miroir qu’un détail du visage, une oreille monstrueuse, un œil solitaire, une bouche muette, sans jamais parvenir à se reconnaître en entier ».
Thierry Cecille
Destination, de Franck Magloire, Le Soupirail, 150 pages, 17 €
Domaine français Dans l’urgence
novembre 2017 | Le Matricule des Anges n°188
| par
Thierry Cecille
Franck Magloire, dressant le constat subjectif et implacable de notre sombre présent, esquisse le portrait d’une France « aux traits défaits ».
Un livre
Dans l’urgence
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°188
, novembre 2017.