Fondatrice du prestigieux Forum des Lettres, l’équivalent lusophone de notre Salon du Livre de Paris, dont elle exporte le modèle jusqu’au Portugal, Guiomar de Grammont voit enfin paraître en France la première traduction d’une œuvre pourtant déjà abondante et remarquable. Philosophe de formation, spécialiste de Kierkegaard et issue des terres du Minas Gerais – vastes espaces marqués au fer rouge de l’histoire de l’esclavage – la romancière donne à voir, avec Les Ombres de l’Araguaia, le parcours d’une sœur à la recherche de la vérité sur son frère – victime des années de dictature militaire au Brésil (1964-1985) et son lot de cadavres aujourd’hui cachés dans le trop grand placard des institutions politiques. Le prétexte à un récit polyphonique ancré dans une Amazonie qui est l’un des poumons de l’écriture, où les voix s’entremêlent comme pour révéler l’ineptie et la caducité du mythe de l’objectivité. Tout à la fois œuvre au noir de la mémoire passée sous silence, variation tragique et tremblante qui tend à tirer le linceul émeraude posé sur les insaisissables dépouilles des disparus, son roman joue sur la porosité des frontières et des genres. Il interroge ce qu’il advient du vivant, de l’éthique et du legs, quand l’amnésie collective devient l’unique gageure de la paix sociale et voit les familles de victimes telles de nouveaux Sisyphe.
À l’origine du roman, vous mettez en exergue Sophocle et la tradition du tombeau. Comme pour affirmer une filiation avec la tragédie héritée de l’Antiquité gréco-latine. Peut-on ainsi voir dans la mise en exergue de l’absence de monuments commémoratifs une métaphore pour dire le refoulement de l’Histoire ?
Oui, absolument. La citation d’Antigone, de Sophocle, est une évidence de plus de l’influence de la tragédie classique sur mes œuvres. Je trouve que les thèmes et les personnages grecs sont des paradigmes sur lesquels on revient toujours, ce qui montre qu’il y a une source universelle au fond de la diversité de nos sentiments et de nos regards sur le monde. Cette absence de tombeau est une métaphore de l’effort d’effacer la mémoire des événements tragiques qui ont eu lieu à l’époque de la dictature au Brésil. Mais comme toute métaphore, il y reste un sens qui échappe à la compréhension immédiate. L’absence de tombeau symbolise l’histoire refoulée, mais aussi inachevée. Notre passé récent est une blessure ouverte qui nous empêche de donner suite à nos vies. Comme ma protagoniste, Sofia, le Brésil est comme suspendu par ce manque de conclusions.
Les Ombres de l’Araguaia est un roman sur l’effacement, la disparition, voire la dissolution. Les témoignages s’entremêlent, mais le corps, lui, disparaît. N’est-on pas là au plus près du monologue d’Hamlet, lorsque le héros shakespearien s’exclame : « si cette trop, trop solide chair pouvait fondre et se résoudre en rosée » ?
La disparition du corps – sa fragilité devant les forces de la nature autant que celles des autorités...
Entretiens Archiver l’absence
novembre 2017 | Le Matricule des Anges n°188
| par
Benoît Legemble
Éminente figure des lettres brésiliennes, Guiomar de Grammont publie un magnifique et radical roman hybride sur le devoir de mémoire des années de dictature militaire.
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