Le juge Berthier se sait menacé et dans une lettre-testament il l’écrit aux siens. D’emblée le lecteur pense savoir où il met les pieds car tout commence avec l’assassinat de cet homme trop intègre pour la corrompue Haïti. Mais on fait fausse route si on croit avoir affaire à un polar. Après Bain de lune, après La Couleur de l’aube, ce nouveau roman est en réalité une marmite de sentiments humains. La seule chose qui intéresse Yanick Lahens est ce que nous abritons en nous de promesses, honorées ou avortées. Et d’abord celles des habitants de ce pays à nul autre pareil. « Ici, la vie et la mort se ressemblent comme deux gouttes d’eau », dit Brune, la fille du juge, à la voix d’or. « Ici, il faut tout prendre. Marcher sur des braises, l’incandescence dans les yeux, la tête dans des nuages, de merveilleux nuages. Oui, il faut prendre le feu et les nuages. L’ombre et la lumière », ressent Francis, le journaliste français magnétisé par cette île.
Dans ce récit choral à double détente, sociologique et poétique, on croise des cyniques et des rêveurs, on assiste aux bassesses des hommes de main, à la tristesse des femmes de rien, aux stratégies de survie des uns, aux compromissions des autres. Tout le temps on oscille entre tentations et démissions : fuir ou prendre racine, mourir à petit feu ou entretenir la flamme, garder le silence ou chanter… Brune, Ézéchiel, Ronny, Cyprien, Pierre, Francis, les voix se relaient à la narration, croisant autant de vies à Port-au-Prince, cette « étrange géhenne », « monstrueuse et inusable et clémente ». La ville vibre ainsi au son d’une écriture aussi obsessionnelle que compassionnelle, Yanick Lahens tirant pour les torsader sur les fibres de l’horrible et les fils d’un destin possible. Angoisses, lassitudes ou souffrances, « plaisirs légers », « douces déroutes » ou espérances, la romancière regarde les êtres se consumer, s’embraser, s’ét(r)eindre. Ce qu’on appelle vivre.
Anthony Dufraisse
Douces déroutes, de Yanick Lahens,
Sabine Wespieser éditeur, 230 pages, 19 €
Domaine français Vies d’Haïti
mars 2018 | Le Matricule des Anges n°191
| par
Anthony Dufraisse
Un livre
Vies d’Haïti
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°191
, mars 2018.