Abandonné car il a « cessé d’éveiller l’intérêt » (de sa compagne, imagine-t-on), un homme fait les cent pas, une nuit, sur ce qui pourrait tout aussi bien être la scène d’un théâtre que le plancher d’un appartement vide. Il déroule le fil de ses idées noires dans un long monologue entrecoupé de fredonnements à la mesure de sa mélancolie (My Funny Valentine) ou de son désespoir (psaume n°159 du Psautier suédois). Mais en réalité l’aigreur, tapie en lui de longue date, semblait n’attendre pour jaillir que le prétexte de cette rupture ; car des femmes, finalement, il ne parle que très peu, et de la sienne encore moins – si ce n’est pour envisager de lui léguer son surpoids pour tout héritage. Pas de règlement de comptes revanchard, donc, mais une dénonciation aphoristique de l’absurdité du contrat social (« La gentillesse est comme les dioxines, ça vous abîme les testicules »), de la manipulation de masse (« La liberté consiste à ne pas être obligé d’appuyer sur un bouton pour commander le produit. Surtout quand il s’agit de relations humaines »), ou encore de la difficile place de l’homme, forcé à jeter aux orties toute sensibilité dans un monde gouverné, c’est bien connu, par les femmes : « En exigeant trop peu d’une femme, on court un risque : la délicatesse mal placée ennuie. Gardez vos bonnes manières pour converser avec les vigiles à l’entrée des boîtes. Auprès d’eux, elles peuvent encore avoir de l’effet. »
Le monologue prête à celui qui l’emploie une certaine arrogance et, paradoxalement, une fragilité attachante puisqu’il est la forme ultime et théâtralisée de la solitude. Auteur et critique littéraire reconnu (il a par ailleurs traduit en suédois Blanchot et Derrida), Engdahl ne sacrifie pas la méchanceté, dernier rempart contre la violence du monde, au nom de la vérité : « Il suffit d’observer la clientèle de n’importe quel café : tous ont l’air d’intermittents du spectacle licenciés. » Rappelons-le, nous sommes en Suède, pays où le besoin de consolation est, de toute évidence, impossible à rassasier.
Camille Decisier
Traduit du suédois par Elena Balzamo,
Serge Safran éditeur, 110 pages, 14 €
Domaine étranger Le Dernier Porc de Horace Engdahl
mars 2018 | Le Matricule des Anges n°191
| par
Camille Cloarec
Un livre
Le Dernier Porc de Horace Engdahl
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°191
, mars 2018.