Un flux murmurant, une présence à voix basse, la vie de Gustave Roud (1897-1976) ressemble à sa poésie : d’une douceur obsédante, éclairée par un soleil intérieur, née d’une lente décantation du regard, du désir et du cœur. Composée, concertée, à l’image des paysages du Haut-Jorat, où il aura toujours vécu, dans sa ferme de Carrouge, auprès de sa sœur Madeleine. Une existence retirée, qui a inspiré à Bruno Pellegrino un roman qu’il organise autour d’une dizaine d’espaces temporels allant de septembre 1962 à avril 1972. Une façon de jalonner un parcours, de faire la part de la lacune, de scander l’ondoiement du sensible selon les saisons, d’épouser très concrètement la solitude acceptée d’un poète et d’une vie où l’errance, l’habitude de battre la campagne de jour comme de nuit, furent un moyen de mêler sa différence, sa distance et sa séparation, au mystère de ce qui se manifeste dans le paysage à qui sait voir.
Car sous les aléas d’une vie faite de contemplation patiente, ne cesse de vibrer la conscience suraiguë d’un destin voué à la solitude. C’est qu’après des études classiques et une expérience sans lendemain de professeur, une affection pulmonaire obligera Roud à renoncer à tout travail dans les champs. Il se consacrera à la poésie, à des traductions (Novalis, Hölderlin, Trakl) et à une charge de lecteur aux éditions de la Guilde du livre, ce qui lui assurera tant bien que mal son existence matérielle.
En 1962, il ne lui reste que quatorze ans à vivre. « Il dit qu’il ne supporte plus le bruit, la foule, qu’il est devenu trop sauvage pour ça », note Bruno Pellegrino. Étonnant Gustave Roud dont le premier livre, Adieu (1927), dit déjà, au seuil de l’œuvre, l’abandon, l’éloignement, la séparation. Il ne cessera de prendre mesure de cela qui s’en va, être et choses. Il inventorie, avec une exactitude sensorielle et descriptive, le poids de chaque chose, de chaque geste, les accompagne du regard. Lui qui a brisé la chaîne des mains à charrue au profit de la main à plume, veut sauver, en l’arrachant à l’abîme du temps, le monde dont il s’est séparé. Plus encore, il veut capter, dans chaque beauté saisie au bord de sa perte, l’éphémère éternité de l’instant.
En s’attachant à la ténuité de détails sensibles, au retour de certains gestes, et en épousant la lenteur et la durée qui ont pour mesure la main et le pas humain, et sont au cœur de ce qui lie un être au lieu de son séjour terrestre, Bruno Pellegrino tente d’approcher le cœur secret des émotions et des ébranlements qui affectent et soudent ce couple frère-sœur. Car Madeleine – qui fume le cigare, se passionne pour la conquête spatiale et tient la maison – soutient son frère, et protège cet homme dont il se dit qu’il ne fait rien comme tout le monde, et qu’on l’a vu parfois le bras noué à celui d’un autre homme, « leur démarche synchronisée, la symétrie de leurs corps sur la route, entre la maison et la rivière, la rivière et la forêt. On les a vus ; on se demande ». Ça jase et ça chuchote, et ce d’autant plus que ce vieux monsieur passe à la radio et à la télé. Sa différence passe mal dans un canton encore largement dominé par les traditions protestantes. L’éros irréalisable, l’étreinte impossible avec le « corps fauve » du moissonneur, du laboureur ou du faucheur, tous ces acteurs de la vie rurale qu’il croise, observe, photographie, tous ces désirs demeurés désirs, Gustave Roud les sublime à travers sa quête de communion avec la nature. Dans l’or des blés, l’odeur de l’herbe froissée, l’amitié des fleurs, il reconnaît et rencontre ce qu’il n’a pu atteindre dans la proximité de l’Autre. Jusqu’à toucher parfois ce point de transparence avec le monde, qui n’est que félicité et complicité partagée.
Mais l’envoûtement que peuvent provoquer la réalité naturelle ou des entrevisions – qui n’auront peut-être été que des mirages – rend la solitude encore plus pesante, et l’attente infinie. Alors on se réfugie dans les souvenirs, on est toujours plus sensible aux plus intimes manifestations de la nature espérant y retrouver un peu de l’enfance innocente et de la force cachée derrière les choses. Et puis il y a la marche, l’appel de la route, la façon qu’elle a de saisir Gustave et de l’entraîner, d’en faire un vagabond, un homme qui n’a rien, va à la rencontre de ce qui advient, marche pour se réaccorder aux choses. Étrange vie dont Bruno Pellegrino nous donne à sentir le poids de mélancolique nostalgie et l’espèce de folie tant elle se résume à regarder, à errer, à attendre et à endurer, en agissant et en vivant à peine.
Richard Blin
Là-bas, août est un mois d’automne,
de Bruno Pellegrino, Zoé, 224 pages, 17 €
Domaine français Comme un chant de fauvette
mai 2018 | Le Matricule des Anges n°193
| par
Richard Blin
Tout en sensations et discrétion, le premier roman de Bruno Pellegrino évoque, avec empathie, les quatorze dernières années de la vie du poète suisse Gustave Roud.
Un livre
Comme un chant de fauvette
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°193
, mai 2018.